De moins en moins de terres pour les jeunes paysans

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AgricultureArtificialisation des sols, dégradation, disparition des fermes… Dans un rapport, Terre de liens alerte sur les « attaques » nombreuses subies par les terres agricoles en France. Ce qui pourrait les faire disparaître.
À perte de vue, des céréales et du colza. Plusieurs centaines d’hectares, cultivés à grand renfort d’intrants et de robots. Des exploitations entretenues par une poignée d’ouvriers agricoles, pour le compte de sociétés anonymes. Roman de science-fiction ? Non, visage possible de notre agriculture d’ici quelques années. C’est le cri d’alerte lancé par le mouvement Terre de liens : « Plus de 5 millions d’hectares, soit près de 20 % de la surface agricole française, vont changer de main d’ici 2030 [1] et ainsi orienter durablement le modèle agricole français. » À qui profitera cette bascule historique ? Le premier rapport sur l’« État des terres agricoles en France », publié par Terre de liens le mardi 22 février, esquisse des réponses, des plus réjouissantes aux plus pessimistes.
État des terres agricoles en France – Terre de liens, 2022.
« Le constat que nous dressons est celui d’une disparition des terres », dit Tanguy Martin, chargé de plaidoyer au sein de la fédération Terre de liens. Coulées sous le béton, érodées ou appauvries par l’agriculture intensive, accaparées par quelques-uns... « Elles sont mal préservées et mal partagées », poursuit-il. Les chiffres patiemment compilés par l’organisation donnent le tournis. « Depuis trente ans, la France artificialise chaque année entre 50 000 et 60 000 hectares, soit l’équivalent d’un terrain de foot toutes les sept minutes, peut-on y lire. C’est une surface équivalente à la capacité à nourrir une ville comme Le Havre qui est perdue. » Étalement urbain, zones commerciales, infrastructures de transports. Moins bien protégées que les espaces naturels et forestiers, les terres nourricières sont les premières victimes : entre 2006 et 2014, les deux tiers de l’artificialisation se sont effectués aux dépens des terres agricoles.

« Il s’agit d’un phénomène irréversible, on ne peut pas recréer un sol fertile qui a été bétonné, précise M. Martin. On sacrifie cette ressource qui est le support de notre alimentation. » Mille ans sont nécessaires pour (re)constituer 1 centimètre de terre fertile. « Le processus n’est pas impossible, mais il est très long, et les coûts sont estimés entre 90 et 300 euros par mètre carré de terre, soit pour les 570 km² artificialisés par an en France, un coût entre 50 et 170 milliards d’euros », selon le rapport. Autant dire que la « compensation écologique » et autre objectif de « zéro artificialisation nette » risquent de rester à l’état de promesses non tenues.
Des fermes de plus en plus capitalistiques
Outre le béton, le rapport de Terre de liens s’attarde sur une autre menace, moins visible, qui pèse sur l’avenir du foncier agricole : sa concentration. Des fermes de plus en plus grandes, pour de moins en moins d’agriculteurs. « Quasi inexistantes il y a soixante ans, les grandes fermes, d’une surface moyenne de 136 ha (190 terrains de foot) représentent 1 ferme sur 5, mais 40 % du territoire agricole », note l’organisation. Tandis que les fermes faisaient en moyenne 24 hectares en 1988, elles en font aujourd’hui 69. L’équation est simple : les agriculteurs partent à la retraite, et les terres qu’ils libèrent conduisent, dans deux cas sur trois, à l’agrandissement des fermes déjà existantes.
« Avant, la transmission des terres se faisait naturellement vers les enfants, mais aujourd’hui cela n’est plus le cas, explique Tanguy Martin. Alors la logique est de louer ou de vendre ses terres au voisin qui a besoin de quelques hectares de plus, plutôt qu’à un jeune inconnu non issu du milieu agricole qui débarque. Le problème est que de 4 hectares en 4 hectares — c’est la moyenne de l’agrandissement en France — les fermes deviennent peu à peu intransmissibles et les terres disponibles pour l’installation de nouveaux paysans se réduisent considérablement. »

Un cercle vicieux s’est ainsi installé : les fermes s’étendent, deviennent de plus en plus capitalistiques ; les propriétaires ont davantage recours à de la sous-traitance et au numérique pour gérer ces immenses domaines fonciers. Pour plus de simplicité et de rentabilité, ils privilégient des monocultures, cultivées de manière intensive. De l’autre côté du spectre agricole, les jeunes — et moins jeunes — qui souhaitent s’installer comme paysans, avec souvent des envies d’agroécologie, d’autonomie ou de permaculture, se heurtent à un mur. Des fermes trop grandes, trop chères — compter 6 000 euros en moyenne pour 1 hectare — qui ne correspondent généralement pas au projet agricole du futur paysan. Ainsi, d’après Terre de liens, quelque 5 000 personnes renoncent chaque année à s’installer, et avec elles, leurs projets pour une autre agriculture.
Inverser les tendances
À l’autre bout de la chaîne, les mangeurs et mangeuses que nous sommes font les frais de ces évolutions délétères. Outre les conséquences écologiques de l’agriculture conventionnelle — pesticides, engrais azotés —, ce système alimentaire nous rend très vulnérables et dépendants. « Pour faire face à sa demande alimentaire nationale, la France importe aujourd’hui l’équivalent de 9 millions d’hectares — 1 fruit et légume sur 2 consommés est importé », constate le rapport. Dans le même temps, 12 millions d’hectares sont aujourd’hui voués à l’exportation, soit 40 % des terres agricoles.
« Ceci est le résultat de choix politiques, estime Maurice Desriers, économiste agricole et contributeur du rapport. On pourrait, en diminuant de 25 % notre consommation de produits animaux, nourrir toute la population française avec du bio, le tout en créant des milliers d’emplois agricoles. »
Terre de liens allume une lueur d’espoir : il est possible d’inverser les tendances à l’œuvre. Notamment par « une grande loi foncière », portée depuis des années par le mouvement paysan et promise (sans traduction concrète) par le gouvernement. Parmi les mesures à prendre : « tendre vers la zéro artificialisation ; la seule construction qui devra pouvoir être facilitée est celle de logements sociaux en “zone tendue” » ; « réserver l’implantation de centrales photovoltaïques au sol aux zones de friches industrielles » ; « taxer de manière dissuasive la vente de terrains agricoles rendus constructibles ».
Plus précisément, Terre de liens pousse à ce que soient renforcés les outils permettant de lutter contre l’agrandissement, à travers une « nouvelle instance de régulation des droits d’usage des terres », réunissant élus, société civile et représentants du monde agricole, qui délivrerait (ou pas) des autorisations d’exploiter aux agriculteurs et aux sociétés, ainsi qu’un « observatoire des marchés d’accès aux terres agricoles », qui permettrait notamment de savoir qui possède et qui travaille les parcelles. Terre de liens espère désormais que les candidats et candidates à l’élection présidentielle s’empareront de ses propositions.