Des bergers entravent les travaux de « la route de Wauquiez »

En cas d'irrégularité, les bergers amènent leurs brebis pour bloquer le chantier. - © Moran Kerinec / Reporterre
En cas d'irrégularité, les bergers amènent leurs brebis pour bloquer le chantier. - © Moran Kerinec / Reporterre
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En Haute-Loire, Laurent Wauquiez accuse les opposants à la RN88, déviation destructrice de terres, d’être « extrémistes ». Leur mode d’action ? Amener des brebis sur le chantier, à la moindre bévue environnementale.
Le Pertuis (Haute-Loire)
Victoire, Zadinette et Bêêricade n’ont pas bronché face aux gendarmes. Voici déjà trois fois que les brebis bloquent les travaux de la route nationale RN88. Depuis l’été, deux bergers et leur troupeau veillent au respect des normes environnementales qui encadrent la construction de cette déviation à travers les Sucs — les vieux monts volcaniques typiques de la Haute-Loire. Les habitants la surnomment « la route à Wauquiez », du nom du président de la région Auvergne-Rhône-Alpes qui a offert ce projet à son fief électoral.
Cette déviation de 10,7 kilomètres doit faire passer la RN88 à 2x2 voies et contourner les communes du Pertuis et de Saint-Hostien. L’ancien patron des Républicains assure qu’elle permettra de sécuriser les déplacements et de désenclaver le département. Chrono en main, la route fera gagner trois minutes aux voitures qui l’empruntent. Ce gain de temps coûtera 226 millions d’euros, financés à 90 % par la région Auvergne-Rhône-Alpes.
Malgré un avis défavorable du Conseil national de la protection de la nature, son autorisation a été accordée en 2020 par arrêté préfectoral. Près de 60 kilomètres de haies essentielles à la biodiversité et 190 hectares vont être croqués par la future route, dont 60 de forêt, 25 de zones humides et 105 de terres agricoles. L’Autorité environnementale a rendu cet été un avis sévère qui pointe que « l’intérêt public majeur du projet » élaboré en 1997 est « insuffisamment étayé », que l’importance écologique des terres artificialisés a été sous-estimée et que, si des mesures de compensation sont bien prévues, leur suivi serait « extrêmement lacunaire ».
« On note leurs erreurs et on les bloque »
Du haut d’une colline, Nathalie Collet pose un regard affligé sur le chantier, ses ouvrages d’art partiellement terminés et les vastes zones déjà déboisées. « Là, il y avait des haies. Et là, des murets patrimoniaux réservoirs de biodiversité. Ils ont tout rasé. » Sous ses yeux, un tracteur déblaie les vestiges d’une zone humide. La professeure de physique-chimie n’avait pas les connaissances juridiques pour s’opposer lorsque les premiers murets sont tombés. Désormais membre de la coalition d’opposants nommée La Lutte des Sucs, elle ne laisse plus rien passer. « Aujourd’hui, on note leurs erreurs et on les bloque », assure-t-elle avec une pointe de fierté.

Pour guetter les irrégularités, les membres de La Lutte des Sucs et leurs moutons se sont installés dans une caravane sur un terrain privé, en plein milieu du tracé de la RN88. Classeur rouge bourré de cartes topographiques sous le bras, Léa (prénom modifié), commerçante dans les environs, tient la liste des entorses : « Destruction des murets sans débroussaillage préalable par un écologue, absence de barrières petites faunes, passage d’engins dans une parcelle privée et des zones mis en défens [accès interdits pour protéger la biodiversité], etc. » Photos datées et géolocalisées à l’appui, chaque irrégularité fait l’objet d’un compte-rendu détaillé pour justifier l’entrave des travaux par les brebis. « On est bien gentils, mais on se substitue au rôle de l’OFB » — Office français de la biodiversité — soupire Serge, le gardien du troupeau.
À une centaine de mètres de la caravane, une équipe d’archéologues scrute le terrain en quête de vestiges historiques, une étape obligatoire sur les parcelles encore vierges. Les prestataires jouent contre la montre. Leurs recherches ne peuvent avoir lieu qu’entre septembre et novembre. Elles devront cesser dès que les températures baisseront pour protéger les espèces hivernantes. Or sans cette étape préalable, le chantier ne pourra pas continuer. Ainsi, si les archéologues ne terminent pas dans les temps, les travaux seront reportés à l’année prochaine.
Pour Laurent Wauquiez, les brebis sont le signe d’une dérive extrémiste
Alors les opposants sont à l’affût de chaque bévue. Comme emprunter par accident une trame bleue à haute sensibilité naturelle avec une tractopelle. Un prétexte suffisant pour bloquer son avancée à l’aide des brebis. « Le maître d’ouvrage est venu le lendemain matin avec le PSIG (Peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie), mais les gendarmes n’ont pas osé charger les brebis, raconte Léa. Il y a eu un dialogue et on a eu l’impression d’avoir trouvé un compromis. » Mais les promesses faites de ne pas toucher aux chibottes – des abris pastoraux en pierre — et aux murets patrimoniaux ont été démentis par la Région.
Sollicité, Laurent Wauquiez a pris le parti de criminaliser ses opposants. Dans un communiqué, son cabinet « dénonce les dérives de quelques extrémistes » qui « se livrent à des blocages faussement pacifistes, à des dégradations et autres vols ». Si des piquets de chantier ont bien disparu en septembre pendant le festival Révolte & Vous, organisé par La Lutte des Sucs, aucun militant n’a été inculpé pour ces faits. Les irrégularités, que Reporterre a pu constater via les preuves collectées par La Lutte des Sucs, sont qualifiées « [d’]attaques fantasques ». La bronca n’a pas fait bouger les brebis.