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Des brebis en lutte contre la « route de Wauquiez »

En Haute-Loire, Laurent Wauquiez entend construire une déviation routière, qui va affecter 190 hectares de terres. Opposé à ce projet, le collectif La Lutte des Sucs occupe le terrain… avec un troupeau de brebis.

Saint-Hostien (Haute-Loire), reportage

Sous l’ombre d’un arbre, une grosse vingtaine de brebis se serrent malgré la chaleur. En dessous, une nappe de pique-nique a été déployée sur l’herbe verte d’un pré. La pente douce dégage une vue majestueuse sur le pays des Sucs, ces vieux monts volcaniques qui font la typicité des paysages de la Haute-Loire.

Assis là, Serge, le berger, et Nathalie Collet de l’association des riverains au pays du Meygal esquissent à grands gestes les kilomètres de goudron et les tonnes de béton censés bientôt traverser ces pâtures, champs et forêts. La destruction de plus d’une centaine d’espèces protégées a été autorisée pour construire une déviation de 10,7 kilomètres. Celle-ci doit contourner les bourgs de Saint-Hostien et Le Pertuis et passer la route nationale (RN) 88 à 2x2 voies. Elle ferait gagner trois minutes aux voitures, une minute aux camions. Le coût annoncé est de 226 millions d’euros, dont 198 millions d’euros sortis des caisses de la région Auvergne-Rhône-Alpes. L’État, lui, ne met que 14,5 millions d’euros pour une route pourtant nationale. Ici, on l’appelle « la route de Wauquiez », car c’est le président de Région qui a ressorti ce projet des cartons, tel un cadeau au territoire où se trouvait sa circonscription de député.

« On se demandait comment lutter sur un trajet long de presque 11 kilomètres », raconte Serge. Il est berger avec sa compagne. De là est venue l’idée de faire pâturer un troupeau de brebis le long du tracé de la future route. Des associations, des librairies, des cafés, etc. ont acheté chacun une brebis en guise de soutien. « C’est une forme d’occupation pacifique de l’emprise, ajoute Nathalie. La route clive, Laurent Wauquiez dit que les opposants ne sont pas des gens d’ici, que nous sommes des gauchistes. Les brebis apaisent le débat. »

© Louise Allain / Reporterre

Elle est venue avec un classeur rempli de cartes du secteur, imprimées à partir de l’étude d’impact de la route. Ses doigts se promènent avec fébrilité sur les documents pour identifier les nouvelles parcelles affectées. « Ils veulent 50 hectares de plus », souffle la militante. Pour les membres de La Lutte des Sucs, qui fédère les opposants à la déviation, la nouvelle est tombée comme un couperet. Ils n’ont appris que début juillet que le maître d’ouvrage de la route — en l’occurrence la Région — avait besoin de plus de terrains qu’annoncé. La surface nécessaire pour réaliser la déviation passe de 140 à 190 hectares. 50 hectares de plus, dont 36 hectares destinés à accueillir les « matériaux excédentaires », soit 1 million de mètres cubes de déblais. Serge regarde une carte, désigne un champ de sarrasin en contrebas. « Là, ils veulent déverser 6 mètres de déblais », dit-il. « Ils vont prendre les plus beaux champs, ceux qui sont plats et faciles à cultiver », ajoute Nathalie. La mise en service de la route est prévue pour 2027, promet la Région.

La déviation, dans les cartons depuis 50 ans, a été remise au goût du jour par Laurent Wauquiez. Elle ferait gagner trois minutes aux voitures, une minute aux camions. © Antoine Boureau / Reporterre

Pour acquérir les terrains, et surtout exproprier les propriétaires récalcitrants, la Région a besoin d’une nouvelle Déclaration d’utilité publique. C’est dans ce cadre qu’une « participation du public par voie électronique » a été organisée — du 12 juillet au 12 août. Avec la déviation, « les déplacements seront sécurisés, plus rapides, et le cadre de vie des habitants de Saint Hostien et du Pertuis sera apaisé, avec une réduction des nuisances sonores et du trafic en centre bourg », promet la présentation de la consultation en ligne. Les modifications du projet sont « mineures », assure-t-elle, sans mettre en avant cette augmentation de 25 % des surfaces englouties par la route. La Région assure par ailleurs que le projet n’est pas modifié, ces surfaces étaient prévues dès le départ. Elle n’avait juste pas jugé utile de les inclure dans l’étude d’impact, qu’elle a donc actualisée.

La surface nécessaire pour réaliser la déviation passe de 140 à 190 hectares. Les 50 hectares de plus sont entourés de rouge sur la carte. © Antoine Boureau / Reporterre

Cette consultation des citoyens au cœur de l’été, les opposants ne l’ont découverte que grâce aux quelques affiches apposées ça et là le long du futur tracé, bien souvent en des lieux où l’on ne passe que rapidement en voiture. Aucune réunion publique d’information des habitants n’a été prévue pour l’instant. Une discrétion et un choix de dates dénoncées par La Lutte des Sucs. Mais qui finalement ne tombe pas si mal. Ils avaient déjà décidé de rester fortement mobilisés malgré les vacances scolaires, notamment en animant la lutte grâce au troupeau de brebis.

C’est ainsi que Victoire, Zadinette, Bêêricade, ou encore Biche se promènent depuis début mai sur le tracé de la future route. Sushi, le consciencieux border collie de Serge, surveille attentivement le cheptel. Dès que l’une s’échappe de groupe pour aller croquer l’herbe verte du pré, il la ramène prestement. Serge donne les ordres à voix basse.

« Ici, c’est difficile de s’afficher contre le personnage de Wauquiez »

Tous les mercredis, rebaptisés « mercrebis », des animations autour du troupeau sont prévues. Une balade autour des plantes comestibles et médicinales, une autre sur les zones humides (dont 25 hectares pourraient être engloutis par le projet), une reconstruction des murets de pierre détruits qui sont de véritables niches de biodiversité, des contes… « Cela permet de dialoguer avec la population, informer, expliquer, amorcer le débat. Car ici, c’est difficile de s’afficher contre le personnage de Wauquiez », précise Serge.

Le reste de la semaine, il guide le troupeau et continue la sensibilisation au hasard des rencontres : riverains, promeneurs... Et cela lui permet de discuter avec les agriculteurs. Entre taiseux, on se comprend mieux. Totalement dépités, ceux qui risquent de perdre de nouvelles terres ont refusé de parler à Reporterre. D’après nos informations, ils ont appris la nouvelle tardivement, par une réunion organisée le jour même de l’ouverture de la consultation du public, le 12 juillet dernier. Des plans auraient été rapidement présentés, sans qu’il soit possible pour les paysans concernés de les emporter. Les terrains ne seront pas artificialisés, promet de son côté la Région à Reporterre. « Selon les cas, ces zones feront l’objet d’un aménagement paysager ou d’une remise en état agricole », nous écrit-elle.

La mise en service de la route est prévue pour 2027 par la Région. © Antoine Boureau / Reporterre

Les déblais seraient recouverts de terre cultivable. Une solution qui amène plein de questions : la fertilité de la terre ne risque-t-elle pas d’être compromise ? Et l’accès à ces terrains rehaussés de déblais ne sera-t-il pas compliqué ? Pour convaincre les agriculteurs, la région promet des « accords amiables » et une « indemnisation financière ».

Elle semble en tout cas avoir raison des résistances agricoles — à l’usure. L’un des agriculteurs touchés a récemment mis sa ferme en vente. Peu à peu, ceux qui s’insurgeaient se taisent, de peur qu’on leur prenne encore plus de terrains, tel un retour de bâton. « Ceux que je croise en ont marre d’entendre parler de cette route, raconte Serge. Ils veulent que ça se fasse juste pour en finir, parce que c’est trop douloureux, cela fait trente ans que cela crée des tensions dans les deux villages. »

Tous les mercredis, rebaptisés « mercrebis », des animations autour du troupeau sont prévues. © Antoine Boureau / Reporterre

Il faut dire que la RN88, en passant dans les deux bourgs, crée effectivement des nuisances. Le passage des camions et voitures est incessant. « On ne peut pas dormir fenêtres ouvertes malgré la chaleur de l’été », regrette une riveraine. Bruit, pollution et insécurité pour les piétons usent les nerfs des habitants. « Cela fait quarante ans qu’ils attendent la route, reconnaît Nathalie. Mais parce que soit disant elle allait arriver, on n’a jamais eu d’aménagements pour la sécurité des piétons. » La Lutte des Sucs, l’association Auta (usagers des transports d’Auvergne), FNE Aura (France Nature Environnement) et FNE 43 proposent des alternatives : plus de bus ou de trains, combinés à une minidéviation et des passages piétons sous-terrains sécurisés. « Ce serait moins cher », assurent-ils aussi.

Un avis sévère de l’Autorité environnementale

Mais le rouleau compresseur de la route commence à se dérouler. Les premiers défrichements avaient été relatés par Reporterre en février 2021. Des filets orange, délimitant les emprises, s’étalent sur les pentes tout du long du tracé. Les travaux ont commencé. Des blocs de béton gris au milieu des prairies humides commencent à se dresser. Le bruit des cigales se mêle à celui des engins de chantier et des véhicules qui défilent. Non loin, des filets — blancs cette fois-ci — ont été disposés pour protéger ce qui est présenté comme une « zone humide sensible ». Une mare a été créée et des barrières tentent d’empêcher les crapauds et autre faune protégée d’aller vers le chantier. Maigre consolation alors que 500 mètres plus loin, d’une dense forêt humide, il ne reste que quelques arbres et un sol boueux cisaillé par les pneus des engins de chantier.

La Région n’a d’ailleurs par réussi à convaincre l’Autorité environnementale, rencontrée en juin. Pour elle, l’importance écologique d’une partie des terrains voués à être bitumés a été sous-estimée. Le rare milan royal, des chauves-souris protégées, les écrevisses à patte blanche en voie de disparition y logent. Les conséquences du projet seront donc très importantes, et pour contrebalancer « l’intérêt public majeur du projet » est « insuffisamment étayé », estime-t-elle sévèrement. Des mesures destinées à compenser les destructions — comme la création de nouvelles zones humides — sont bien prévues. Mais le dossier destiné à permettre leur suivi est « extrêmement lacunaire », note le rapport de l’autorité.

« C’est une forme d’occupation pacifique de l’emprise, dit Nathalie. Les brebis apaisent le débat. » © Antoine Boureau / Reporterre

Interrogée sur ce point, la Région nous répond qu’« il reste quelques surfaces supplémentaires précisées à compenser. Ces surfaces devraient être trouvées très prochainement ». Elle estime qu’« au final, le projet crée davantage de surfaces à haute valeur environnementale que ce qui existait auparavant ». FNE Aura et FNE 43 ont demandé les documents étayant ce discours. L’association n’a obtenu que des fiches très largement barrées de noir, empêchant toute vérification des surfaces choisies pour la compensation et de leur qualité écologique.

C’est désormais le temps qui pourrait déterminer l’issue du bras de fer. Les opposants ont déposé un recours au tribunal administratif. « Ils n’ont cherché ni à éviter, ni à réduire, ni à vraiment compenser les conséquences de la route », estime Renaud Daumas, administrateur de FNE 43 et élu écologiste d’opposition à la Région. Pour lui, la jurisprudence joue en leur faveur. La justice a récemment stoppé le contournement de Beynac en Dordogne ou encore donné raison aux opposants au grand contournement de Strasbourg en Alsace. Mais trop tard pour ce dernier, qui a été inauguré. La justice se prononcera-t-elle assez rapidement dans le cas de la RN88 ? Sur certains lieux défrichés en 2021, la nature reprend ses droits et les filets orange disparaissent sous les broussailles, offrant un pâturage luxuriant aux brebis. Une note d’espoir pour La Lutte des Sucs.

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