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ReportageAgriculture

Des travailleurs étrangers peinent dans les vergers du Sud : l’envers du « manger français »

« La plaine de la Crau, c’est l’horreur ! » Reporterre s’est rendu dans des vergers des Bouches-du-Rhône, où sont employés des travailleurs étrangers. Indispensables à l’agriculture française, ils enchaînent bien souvent de longues journées de travail, tout en vivant dans des logements insalubres.

Reporterre publie une série d’articles afin de comprendre « l’envers du manger français ». Outre ce reportage dans les vergers des Bouches-du-Rhône, vous pourrez lire :

  • des portraits de ces hommes et de ces femmes qui ramassent nos abricots, pêches et melons ;
  • un entretien croisé avec un avocat et un sociologue pour comprendre la complexité juridique et sociologique du travail détaché dans le secteur agricole en France.

  • Saint-Martin-de-Crau (Bouches-du-Rhône)

Le soleil vient de se lever au domaine de la Cabanasse et deux journées ont déjà commencé pour la centaine de personnes qui travaillent ici. Il y a celle des patrons, Patrice et Lucas Vulpian, père et fils. Ils s’activent, bloc-note dans une main et feutre dans l’autre pour anticiper le travail des équipes comme les livraisons aux grossistes, aux centrales d’Auchan ou de Système U. La journée qui se déroule ici, c’est celle du bout de la chaîne. Dans ce grand hangar de pierre du début du 20e siècle, les bureaux de l’administration côtoient la ligne de tri et d’emballage, le frigo et les quais de chargement. Lucas vient d’ouvrir la petite porte de derrière, la trentaine de travailleuses et travailleurs français entrent. La plupart sont de jeunes étudiantes des environs employées pour l’été. Il est 8 h, le rythme des tapis, bruyants, est frénétique : le balai des lève-palettes peut commencer.

L’autre journée, qui se déroule en parallèle, a déjà commencé il y a quelques heures dans les champs. Pour s’y enfoncer, il faut suivre le guide. Avec ses cheveux gris et sa démarche rapide, Patrice Vulpian a l’air de ne jamais vouloir perdre une seconde. Impliqué syndicalement à la [FDSEA 13|Branche départementale de la FNSEA, syndicat majoritaire], il explique sans détour les besoins de la profession. Son exploitation est une des plus importantes de la Crau : 160 hectares de foin de Crau AOC, 75 hectares de pêchers et 15 hectares d’abricotiers, pour 1.500 tonnes de pêches et 150 tonnes d’abricots par an. Ce matin, sa mission consiste à faire le tour des équipes dans les champs, s’assurer que tout le monde fait les bons gestes, que le travail avance.

« Il nous faut plus de bois », annonce Chafai Rhoudane, de l’équipe de travailleurs marocains. Ce sont eux qui se chargent de placer des soutiens sous les branches prêtes à craquer sous le poids des pêches. Pour ce genre de travaux, en temps normal, Patrice Vulpian s’appuie surtout sur des équipes de Marocains venus en contrat Ofii, un dispositif permettant le travail saisonnier temporaire une fois qu’un employeur a identifié un travailleur extra-communautaire.

Pour compléter son équipe, Patrice Vulpian jongle avec des embauches en direct, des contrats Ofii qui permettent d’embaucher des étrangers extra-communautaires, le recours à Terra Fecundis, une entreprise de travail temporaire espagnole...

Mais cette année, « j’ai vingt personnes bloquées au Maroc qui viennent six mois par an depuis des années, raconte le patron. J’essaye de fidéliser au maximum, de travailler sur la confiance, on a tellement besoin des travailleurs qu’on les respecte au maximum. » Parce qu’à chaque fois que les personnes changent, il faut inlassablement expliquer les gestes et s’assurer de l’état d’esprit compatible avec l’autonomie qu’il laisse dans les champs. Patrice Vulpian n’est pas du genre à mettre un chef derrière chaque travailleur. Et quand il trouve des ouvriers à sa convenance, il fait tout pour les garder. Il a aidé dix de ses ouvriers marocains qui viennent depuis trente ans à obtenir des papiers pour qu’ils puissent s’installer durablement. Ils font désormais partie de l’équipe permanente de l’exploitation et quelques-uns ont même obtenu la nationalité française.

Depuis des années, la politique de la maison était de ne plus chercher de Français

Mais cette année, alors que la saison de l’ébourgeonnage correspondait au confinement, sa main-d’œuvre étrangère habituelle n’a pas pu venir. Faskia Vulpian, sa fille, a récolté des candidatures par Pôle emploi, par la plateforme « Des bras pour ton assiette » et surtout par Facebook et le bouche-à-oreille. « Ils sont arrivés en avril pour l’éclaircissage : c’est le plus facile, les conditions climatiques sont bonnes. Maintenant, on arrive aux grosses chaleurs et c’est plus compliqué », explique-t-elle.

Alors que la voiture du chef approche d’une équipe de jeunes Français affairés dans un verger de pêches, trois d’entre eux se lèvent subitement pour se remettre fissa au travail. « Voilà, c’est pas sérieux, on est déçu, c’est une fois sur deux », appuie Patrice Vulpian. Même si « c’est une question de mentalité, pas de nationalité », le patron n’a visiblement pas de temps à perdre avec le tri des mentalités. Depuis des années, la politique de la maison était de ne plus chercher de Français. Une question d’état d’esprit peut-être. Mais cette année, c’est spécial, ils ont dû faire une centaine d’entretiens pour trouver une vingtaine de personnes qui tenaient la route. Selon Patrice Vulpian, les travailleurs français « peuvent se plaindre au bout d’une journée de taille » ; les travailleurs étrangers se montrent, eux, « plus résistants ».

Les jeunes gens des environs remplissent la chaîne de tri qui tourne à plein en juillet-août, pendant les vacances d’été.

Alors, depuis la mise en place du [travail détaché|Un travailleur « détaché » est un salarié envoyé par son employeur dans un autre État membre en vue d’y fournir un service à titre temporaire.], Patrice Vulpian a fait appel à des travailleurs de Terra Fecundis : eux, « ils acceptent tous les travaux ». C’est l’une des plus grandes entreprises de travail temporaire (ETT) espagnole, fournissant de la main-d’œuvre agricole presque exclusivement à des exploitations du sud de la France. En 2016, près de 6.000 saisonniers de l’entreprise sont arrivés en France. Plus loin dans l’exploitation, Patrice salue Danilo Zambrano, 64 ans, d’origine équatorienne mais de nationalité espagnole. C’est un de ses chefs d’équipe depuis plusieurs années. Tous les ans, Danilo Zambrano constitue une équipe depuis l’Espagne, envoie la liste à Patrice, qui la fournit à Terra Fecundis. « Patrice est un homme bon, dit le Sud-Américain. Ici, on ne crie pas sur les travailleurs, on travaille tranquillement, c’est bien ». C’est « gagnant-gagnant » : Danilo est sûr de travailler dans un cadre respectueux et le patron d’avoir une relation de confiance avec ses ouvriers.

Ailleurs, les retours peuvent être bien différents. Sur une exploitation de tomates des Bouches-du-Rhône, un jeune chef d’équipe français explique travailler régulièrement avec des travailleurs saisonniers étrangers employés via Terra Fecundis : « Si un travailleur ne convient pas, en une heure, il peut dégager. Il est renvoyé en Espagne ou ailleurs… Ça dépend vraiment du patron français qui sous-traite la main-d’œuvre. » Les travailleurs détachés bénéficient d’un statut légal, créé par l’Union européenne. Mais la situation précaire des personnes employées, qui souvent ne parlent pas français, facilite les entorses au droit du travail et les maltraitances : non paiement des heures supplémentaires, des congés payés, ou des cotisations maladies, accès au soin entravé. Cela va jusqu’au harcèlement moral et sexuel, comme ont tenté de le dénoncer d’ex-travailleuses détachées qui ont porté l’affaire en justice.

Les ouvriers que le jeune chef d’équipe côtoie sont logés pendant plusieurs mois dans des bungalows qu’ils se partagent. « Moi je n’y vivrais pas… L’inspection du travail est déjà passée et a demandé de changer certains trucs pour être aux normes », dit-il. Pour lui, ces ouvriers sont considérés comme du « tout-venant ». Patrice Vulpian confirme : « C’est pratique, tu ne t’occupes de rien. » Il ne s’occupe pas non plus du logement de ses ouvriers Terra Fecundis : il suffit de payer un peu plus cher le taux horaire et l’entreprise s’occupe de les loger. « Mais ce n’est pas de ma responsabilité », évacue Patrice Vulpian.

Insectes, literies dégradées, matelas au sol, absence d’armoires individuelles...

Sauf que certains de ces logements posent problème. Situé au cœur des rizières camarguaises et des vignes, le mas de la Trésorière est un de ceux qu’utilise Terra Fecundis. Cinq corps de bâtiments entourent une vaste cour bordée de platanes et battue par le mistral. Ils appartiennent à Didier Cornille, exploitant agricole et entrepreneur. Loin de tout, il faut rouler un bon quart d’heure en voiture ou marcher au moins 45 minutes sous le soleil impitoyable pour rejoindre Arles, ville la plus proche, à une dizaine de kilomètres de là. La chaleur écrasante et les moustiques rendent les lieux très peu accueillants et les habitants ne savent souvent pas exactement où ils sont vraiment.

Le lieu, qui appartient à Didier Cornille, utilisateur et principal logeur des travailleurs Terra Fecundis dans le Pays d’Arles, a été ciblé par un arrêté de fermeture.

Dans un arrêté consulté par Reporterre et émis fin juin par la préfecture des Bouches-du-Rhône et l’inspection du travail, Didier Cornille a été sommé de fermer les lieux sous quatre jours « pour de nombreux manquements » : literies dégradées, matelas au sol, absence d’armoires individuelles, de rideaux occultants, sur-occupation de certaines chambres, présence d’insectes… et de réaliser des travaux de mise en conformité des lieux. Et même si le lieu n’est pas relié à l’eau potable, l’arrêté ne le relève pas. Pour l’inspection du travail, il y a « urgence à loger les salariés dans des conditions satisfaisantes ». Cela devait être fait dans les deux jours suivant l’émission. Pourtant, si la plupart des gens ont été dispersés dans d’autres mas ou dans des campings de la région, 25 personnes y vivent toujours, livrées à elles-mêmes, et continuent à travailler dans des exploitations alentour.

L’unité de gendarmerie d’Arles censée faire exécuter cet arrêté n’a pas souhaité répondre à nos questions et nous a renvoyé vers la préfecture. Interrogé sur la question par Reporterre, Pierre Dartout, préfet des Bouches-du-Rhône et émetteur de l’arrêté, s’est montré évasif : « À ma connaissance, tout n’a pas été fermé sur le site je crois. » Malgré cela, la préfecture ne semble pas tout faire pour appliquer l’arrêté, ainsi que les deux autres qu’elle a elle-même émis depuis le mois de mai.

Le mas de la Trésorière n’est pas un cas isolé : deux autres lieux d’hébergement collectif dans la région de Saint-Martin-de-Crau et de Maillane, dans les Bouches-du-Rhône, ont également fait l’objet d’arrêtés préfectoraux. Le premier date du 5 mai 2020. Parmi les motifs de ces fermetures : le non raccord à l’eau potable, la trop grande promiscuité dans les locaux insalubres et l’absence d’évacuation des eaux usées. Selon nos informations, à ce jour, ces arrêtés n’ont pas non plus été respectés et les mises en demeure n’ont pas été appliquées.

« Ceux qui disent qu’il faut relocaliser sont les mêmes qui pleurent parce qu’il leur faut absolument des travailleurs étrangers »

Sans accès à l’eau potable sur le mas de la Trésorière, les travailleuses et travailleurs qui vivent sur place doivent acheter leur propre eau le samedi, seul jour où les corredores, les responsables d’équipe en lien avec le patron, les emmènent en camionnette faire leurs courses dans des supermarchés à Arles ou à Beaucaire. « J’avais besoin de quatre litres d’eau par jour au travail » explique Dialo, Sénégalais de quarante ans, encore au mas de la Trésorière quinze jours après sa prétendue fermeture. Serveur et plongeur dans un hôtel à Majorque qui s’est vidé de ses touristes à cause de la pandémie, il s’est résolu à partir en France en mars avec Terra Fecundis. « Si j’avais su que j’allais trouver ça en venant en France, je ne serais jamais venu ! » affirme-t-il, téléphone toujours à la main et oreillettes pendues aux oreilles. Des journées de douze, treize, parfois quatorze heures, qui commencent à 6 h 30 mais « sans heure de fin de journée, tu peux pas savoir quand tu vas t’arrêter, parfois tu travailles jusqu’à 21 heures ». Après avoir eu un accident du travail début juillet, Dialo n’a recommencé à travailler que quelques heures avant d’abandonner à nouveau, à cause de la douleur. « Le corredor m’a dit que si je faisais un autre arrêt de travail, ils ne me reprendraient plus jamais pour travailler. »

Derrière l’insistance de nombreuses organisations d’agriculteurs et de responsables politiques à consommer local, la réalité est peu radieuse et semble étrangère au consommateur. Pour la chercheuse Emmanuelle Hellio, « ce n’est pas un problème de consommation nationale, c’est un problème de modèle productif agricole. On s’en fout du local. La plaine de la Crau, c’est l’horreur. Tout le monde le sait ! s’indigne-t-elle. Et les mêmes qui disent qu’il faut relocaliser, ne pas faire rentrer de fraises d’Espagne, ce sont les mêmes qui pleurent parce qu’il leur faut absolument des travailleurs étrangers. La contradiction est évidente. Pourtant, ils la tiennent et ils y associent le terme de souveraineté alimentaire. » Aimé, un autre travailleur sénégalais logé dans le même lieu, s’interroge toujours sur ses journées de travail de douze heures, avec une seule heure de pause pour manger : « Est-ce que c’est normal ça en France ? Je ne pense pas. C’est huit heures par jour, 35 heures par semaine non ? »


CHIFFRES : LAPENDANCE DU MODÈLE AGRICOLE FRANÇAIS À LA MAIN-D’ŒUVRE ÉTRANGÈRE

Chaque année, 70.000 saisonniers manquent à l’appel pour pallier le manque de main-d’œuvre, tous métiers confondus. « En mars, le secteur embauche en général 45.000 saisonniers, 55.000 en mai et 145.000 en juin et juillet », explique Mickaël Jacquemin, actuel président de l’Anefa, association nationale pour l’emploi agricole et élu à la FDSEA 51 pour les questions d’emploi. Pour lui, les embauches dans l’agriculture ont toujours été un problème : « Le secteur est le second employeur de France et a un besoin de main-d’œuvre très important. Et en plus, il y a un problème d’attractivité. » Dans certaines régions, les recrutements sont plus simples qu’ailleurs. Là où le chômage est élevé, de nombreux saisonniers sont embauchés via Pôle emploi, les missions locales ou les groupements d’employeurs agricoles (GEA).

En France, une large part de la main-d’œuvre agricole saisonnière est étrangère et vient travailler quelques mois dans les cultures en plein champ ou en serre. Avec la fermeture des frontières extérieures de l’Union européenne lors du confinement, une grande majorité des quelque 7.000 Maghrébins saisonniers (essentiellement venus de Tunisie et du Maroc) n’ont pas pu venir en France.

Pour y pallier, le gouvernement et la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire, ont lancé un appel via la plateforme en ligne « Des bras pour ton assiette » qui devait mettre en relation des personnes en chômage partiel ou sans emploi avec les exploitants agricoles en mal de main-d’œuvre. « Sur 300.000 inscrits sur la plateforme, il y a eu environ 15.000 mises en relation. C’est déjà beaucoup pour le secteur et toutes les demandes n’étaient pas en adéquation avec les besoins, les disponibilités et les zones géographiques. » La dépendance du modèle agricole à la main-d’œuvre étrangère n’est pas près d’être résolue.

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