Écoanxiété, quand les émotions deviennent énergie collective

- © Juliette de Montvallon/Reporterre
- © Juliette de Montvallon/Reporterre
Durée de lecture : 9 minutes
L’écoanxiété ressentie par les jeunes générations ne conduit pas nécessairement à l’impuissance. Comme l’ont montré les mouvements écoféministes des années 1980, nos émotions peuvent devenir un moyen d’action.
[3/3 L’écoanxiété, le mal de l’époque] L’angoisse liée à la crise climatique a désormais un nom : l’écoanxiété. Comment les jeunes vivent-ils en s’attendant au pire ? Pourquoi l’écoanxiété est-elle devenue un outil au service du pouvoir ? Comment les émotions peuvent-elles devenir une arme politique ? Enquête en trois parties.
• Partie 1 — Écoanxiété : ces jeunes racontent le mal qui les rongent
• Partie 2 — Écoanxiété : « On veut soigner les individus, mais c’est le système qui est malade »
Comment traduire politiquement les affects créés par la crise climatique ? Comment faire de nos émotions une boussole et un portail ouvert sur le monde ? Ces questions sont aujourd’hui incontournables, alors qu’une partie de plus en plus importante de la population se dit touchée par l’angoisse, la peur et la colère. « À l’heure de l’Anthropocène, les gens se mettent à pleurer. De plus en plus », écrit le chercheur Romain Noël dans un très beau texte, dans lequel il appelle à cultiver « l’art des larmes ». À quelle condition ces sentiments qui nous affectent et nous rongent peuvent-ils se transformer en force et libérer notre pouvoir d’agir ?
Le mouvement écologiste chemine sur une ligne de crête. Il doit éviter plusieurs écueils : Il serait d’abord illusoire de penser qu’à notre époque — alors que nous sommes sous perfusion d’informations anxiogènes — l’on pourrait simplement se couper de ses émotions, les marginaliser et les ignorer. Une idée de la politique, froide et purement cérébrale, a vécu. À l’inverse, il serait sans doute tout aussi vain de se contenter de rechercher son bien-être psychique et mental.
À la fin des années 1970, l’historien Christopher Lasch avait déjà analysé cette dérive possible : « La catastrophe qui menace, devenue une préoccupation quotidienne, est si banale et familière que personne ne prête plus guère attention aux moyens de l’éviter, écrivait-il [1]. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence ou à des programmes qui garantissent bonne santé et paix de l’esprit. [...] N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que ce qui comptait était d’améliorer leur psychisme. »
Politique et culture du soin sont désormais indissociables. « Un mouvement qui ne prendrait pas soin psychiquement de ses militants est voué à l’échec, juge la sociologue Léna Silberzahn. Une approche qui viserait simplement à faire aller mieux ses participants serait aussi politiquement stérile. » Le chantier est colossal. « Nous devons puiser dans ce qu’ont fait nos aînés et inventer de nouvelles manières de lutter ensemble et de se relier pour affronter les crises à venir », dit à Reporterre Pablo Servigne. Dans la préface du livre Joie militante [2], Juliette Rousseau s’attache aussi à « construire une attention collective au régime affectif que produisent nos luttes ». Les sentiments sont une façon d’habiter pleinement nos mondes.
L’écoféminisme, l’inspiration
Une première source d’inspiration pourrait être trouvée au sein des mouvements écoféministes qui se sont mobilisés massivement dans les années 1980. Loin de vouloir taire leurs émotions, ces collectifs étasuniens et anglais ont réussi à en faire une arme politique.
Comme le rappelle l’historienne Benedikte Zitouni, la période était particulièrement morose : « Dans les années 1980, une nouvelle génération d’ogives nucléaires — les missiles Cruise et Pershing II — fut déployée à travers l’Europe et des dirigeants autoritaires et belliqueux, dont Margaret Thatcher et Ronald Reagan, furent élus. L’époque apportait son lot de peurs et était résolument apocalyptique. »

Des milliers de femmes ont alors décidé de se réunir aux États-Unis pour partager leur affect et leur terreur face à une hypothétique guerre nucléaire. Elles ont inventé de nouvelles pratiques militantes, cultivé la force résidant dans la joie, la célébration et la sororité contre le militarisme, les déchets toxiques ou l’oppression des femmes. « Our politics begin with our feelings » (« Notre politique commence avec nos sentiments »), affirmaient-elles. Soutenues par le groupe Women and Life on Earth (Les femmes et la vie sur la Terre), ces femmes invitaient « à sortir du logocentrisme terne des rassemblements politiques et à parler de nos sentiments comme quelque chose de naturel, comme l’affirmation de la vie », raconte Benedikte Zitouni [3].
Elles organisèrent de nombreuses actions. « De façon très largement non mixte, des centaines de femmes ont bloqué des centrales nucléaires, des centres de recherche atomique, des sites d’essais nucléaires. Elles sont montées sur des silos dans lesquels étaient entreposées des têtes nucléaires, elles ont fait des rituels, des danses spirales, joué du tambour, chanté, hurlé, elles se sont enchaînées aux grilles de ces institutions, les ont décorées, cadenassées, sciées, elles se sont allongées devant pour en bloquer le passage et ont campé à côté pendant des semaines, voire des années », rappelle la philosophe Émilie Hache, dans son livre Reclaim [4].
« Nous sommes venues pour pleurer nos morts, dire notre rage et défier le Pentagone ! »
La mobilisation la plus célèbre s’est déroulée devant le Pentagone, aux États-Unis, le 17 novembre 1980 : 2 000 femmes se sont dirigées vers le bâtiment militaire, déguisées et maquillées. Elles portaient avec elles quatre mascottes qui ressemblaient à d’énormes poupées de carnaval. Leur attirail exprimait la colère, la tristesse, mais également la joie. En arrivant, elles érigèrent des pierres tombales pour toutes celles qui sont mortes à cause de cette machine de guerre et de productivisme. Les mascottes rythmèrent la procession ; celle du deuil d’abord, en blanc, accompagnée de silence et de pleurs ; puis celle de la colère, rouge, à laquelle se joignirent des cris, des tambours et un vacarme considérable. Vint ensuite la « poupée de l’empowerment », avec qui les femmes encerclèrent le Pentagone, et enfin la « poupée du défi », habillée de noire. Elles jetèrent des sorts aux militaires et tissèrent d’énormes toiles d’araignée à l’entrée du bâtiment. 137 militantes furent arrêtées et l’action eut un retentissement international.
« Nous nous rassemblons au Pentagone car nous avons peur pour nos vies, peur pour la vie de cette planète, notre Terre et pour la vie de nos enfants qui sont l’avenir de l’humanité, déclaraient-elles. Nous sommes venues pour pleurer nos morts, dire notre rage et défier le Pentagone ! » L’année suivante, elles furent plus du double à se rassembler.

« Ces femmes ont réussi à réhabiliter politiquement les émotions, insiste Léna Silberzahn. Elles ont montré qu’on pouvait à travers elles transformer le monde et acquérir de nouvelles formes de savoirs. Les passions dites “tristes” ne conduisent pas nécessairement à l’impuissance. À travers ces actions, l’écoféminisme nous a appris ce qu’un corps apeuré peut faire. »
Cette expérience vient directement faire écho à la situation actuelle. Elle nous aiguille alors que nous ressentons une nouvelle forme de vulnérabilité face au réchauffement climatique. Elle invite à lâcher le scientisme pour mieux réécouter nos instincts. L’écoanxiété dont sont taxés les jeunes générations peut se transformer en force fertile et en pratique offensive, à condition de la sublimer et de lui donner une portée collective.
« Nous dansons car, après tout, c’est ce pour quoi nous nous battons »
Au-delà des thérapies individuelles ou des cercles de parole, de nombreux activistes cherchent dans les rituels une nouvelle façon de se relier et de bâtir du politique qui partirait de nos émotions. « La seule raison raisonnante est impuissante à nous tirer du très mauvais pas où nous sommes, plaide l’activiste altermondialiste Starhawk [5]. Dans ce monde vide, nous ne croyons qu’à ce qui peut être mesuré, compté, acquis. »
Au cours de sa vie, l’écrivaine, qui se revendique aussi « sorcière », n’a cessé d’inventer des rites pour exorciser nos émotions liées à la catastrophe écologique. Évoquant une danse en spirale en prison après un blocus antinucléaire au Diablo Canyon (États-Unis) en 1981, Starhawk raconte : « Nous dansons car, après tout c’est ce pour quoi nous nous battons, pour que continuent, pour que l’emportent cette vie, ces corps, ces seins, ces ventres, cette odeur de la chair, cette joie, cette liberté. »

La théâtralisation de nos émotions revient aujourd’hui sur le devant de la scène. À la Zad de Notre-Dame-des-Landes, après l’expulsion de 2018, une « cellule action rituelle » a été créée. « Ce fut une manière de panser les blessures créées par la répression, explique John Jordan, un de ses participants, et de célébrer le territoire qu’on avait arraché aux autorités. On est nombreux à avoir ressenti des burn-out, une fatigue ou un désespoir après les expulsions, ces rituels nous ont redonné de la force collectivement. »
Une politique du souci se met progressivement en place. La question est également prise très au sérieux au sein du mouvement Extinction Rebellion (XR), qui a même inventé le concept « culture régénératrice ». « Les sociétés durables et joyeuses que nous voulons voir advenir naîtront du soin que nous portons aux blessures de notre société actuelle », affirment les membres de XR.
Ainsi, « certaines communautés émotionnelles de peur, de deuil et de colère, qui naissent des cendres de l’espoir progressiste, sont la preuve vivante que les “passions tristes” de l’écologie peuvent être piliers d’une puissance d’agir retrouvée », veut croire Léna Silberzahn.
Vous avez aimé cette enquête en trois volets ? Nous l’avons transformée en fanzine. Imprimez-le pour la diffuser autour de vous. D’autres « enquêtes imprimées » suivront !