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Mers et océans

Écouter la mer, plutôt que la dominer : la leçon des Océaniens

« Le flambeau de la navigation », de Willem Janszoon Blaeu (1620).

Pirogues, navigation sans boussole, se repérer avec les étoiles... La rencontre avec les Océaniens a permis aux Européens de voir les océans comme un milieu vulnérable, intime. De quoi opérer un tournant écologique ?

Moins connue que d’autres, une thématique de La France insoumise (LFI), dans son programme en amont de l’élection présidentielle de 2022, a été dédiée à la mer. Elle affirme qu’elle est à la fois la « nouvelle frontière » et le « nouvel horizon de l’humanité ». Consciemment ou non, le programme de LFI reconduit deux généalogies distinctes pour penser l’espace maritime, que l’historienne Hélène Artaud retrace dans son ouvrage Immersion (La Découverte) : l’une, forgée par les Européens durant leurs traversées de l’Atlantique, et l’autre, tissée par les Polynésiens lors de leur peuplement du Pacifique.

Pendant longtemps, ces deux « perspectives » n’ont pas cohabité puis, lorsqu’elles se sont rencontrées à la fin du XVIIIe siècle, lors des voyages de Cook et Bougainville en Océanie, se sont mutuellement opposées, car leurs manières de penser la mer diffèrent radicalement. Dans la perspective atlantique, l’océan est toujours envisagé comme l’envers de la terre ferme : immense, vide, terrifiant. Dès lors, les marins européens et nord-américains l’abordent toujours bardés de dispositifs technologiques : des navires de plus en plus puissants, des instruments de mesure de plus en plus perfectionnés, etc. de telle sorte que la mer se trouve « opacifiée plutôt que révélée ».

Cette appréhension de l’espace maritime, que l’autrice qualifie de « technoesthésie », est à mille lieues de « l’écoesthésie » que pratiquent les Polynésiens dans le Pacifique. Bien que ce dernier soit deux fois plus grand que l’Atlantique, les Océaniens ne le considèrent pas comme un désert inhospitalier, mais, au contraire, comme une « mer d’îles », pour reprendre les termes du philosophe fidjien Epeli Hau’Ofa.

En effet, les Polynésiens, dans le périple séculaire qui les mena de Taïwan jusqu’à Hawaï et l’île de Pâques, n’eurent pas besoin des artefacts technologiques inventés par les Européens. Eux se repéraient dans la mer aux innombrables signes laissés par les éléments naturels et les autres vivants : les étoiles et la direction de la houle, mais aussi les attroupements de requins, le vol d’un oiseau, l’apparition d’une raie, etc.

Contrer une « myopie technique »

Lorsque les Européens découvrirent ce rapport joyeux à la mer aux antipodes du leur, fondé sur la peur et la lutte avec l’élément aquatique, ils refusèrent de croire ce qu’ils voyaient. Qu’on puisse s’orienter en mer sur de simples pirogues sans l’aide d’une boussole ou d’un astrolabe leur parut inconcevable ; aussi les récits des voyages de Cook et Bougainville passèrent sous silence les savoirs des insulaires.

Cette « myopie technique » affligea si longtemps les tenants de la perspective atlantique qu’en 1969 encore, le navigateur norvégien Thor Heyerdahl s’efforça de rallier Tahiti depuis le Pérou à bord d’un radeau en bois, le fameux Kon-Tiki, car le peuplement du Pacifique par l’ouest à bord de navires dotés d’une technologie rudimentaire lui semblait invraisemblable.

Par conséquent, ne la comprenant pas, les Européens firent taire la perspective pacifique durant la colonisation. Déplaçant son regard vers l’océan Indien et La Réunion, l’historienne détaille les contraintes auxquelles furent soumis les esclaves malgaches, pourtant familiers de la mer, importées sur l’île par les Français lors de son peuplement au XVIIe siècle : interdits d’accès aux bateaux et même de regarder la mer, ces anciens riverains de la mer finirent par adopter, au terme d’un processus de « colonisation affective », la culture continentale des Français.

« Marine with Dutch Shipping », du peintre Simon de Vlieger en 1635. Wikimedia Commons/CC0/The Amica Library

Cependant, à la faveur entre autres de la prise de conscience du réchauffement climatique et de ses conséquences sur les océans et de la décolonisation du Pacifique, un « tournant océanique » au sein des mentalités atlantiques eut lieu dans les années 1970. Dans le sillage de pionniers comme Alain Gerbault qui, au fil de leurs rencontres avec les Océaniens, s’efforcèrent de mettre leur corps et ses sensations, et non plus leurs instruments, au centre de la navigation, bon nombre d’artistes, intellectuels et philosophes, telle l’Étasunienne Rachel Carson avec son livre La Mer autour de nous, repensèrent notre relation à la mer, désormais perçue comme un espace de liaison entre les humains et les autres vivants, plutôt que d’exclusion.

En parallèle, les Polynésiens redécouvrirent dans les années qui suivirent l’indépendance des îles du Pacifique les pratiques et savoirs de leurs ancêtres — comme la construction de pirogues, la navigation sans instrument, etc. — que les colons européens avaient voulu effacer. Certaines coutumes océaniennes, à l’instar de l’usage des ressources halieutiques, furent valorisées par les instances internationales et intégrées dans les dispositifs de « conservation » de la nature.

Au XVIIe siècle, le cartographe néerlandais Willem Janszoon Blaeu publie une « nouvelle carte géographique et hydrographique du monde entier ». Wikimedia Commons/CC0/Willem and Johannes Blaeu

L’aquarium, un « idéal atlantique cyborgien »

Ce dernier exemple montre néanmoins les limites de ce « tournant océanique ». Comme le montre Hélène Artaud, il y eut une hybridation des perspectives atlantique et pacifique. Ainsi, la nouvelle « mer anthropocénique » n’est pas exempte de peur : au contraire, elle en est pétrie, mais cette peur a changé de sens, puisque l’être humain craint désormais pour la survie des océans et tente donc, au moyen de dispositifs technologiques toujours plus poussés, de les « sauver »… de lui-même.

Sur ce point, plutôt que de faire appel aux Océaniens, dont l’autrice rappelle que plusieurs peuples savent distinguer à l’oreille les espèces de poissons, les scientifiques contemporains redoublent d’appareillages techniques pour se mettre à l’écoute de l’océan, quitte à maintenir, sinon renforcer, la distance entre l’observateur et le milieu observé. Inversement, les nouvelles technologies peuvent rehausser les affects liés à l’océan, en particulier envers les espèces marines.

Hélène Artaud prend ainsi pour exemple les aquariums contemporains, comme celui de Monterey Bay en Californie, dont les vitres transparentes, les jeux de lumière et les effets acoustiques favorisent l’immersion des visiteurs au milieu des créatures habitant les bassins. Un « idéal atlantique cyborgien ».

Alors, la mer est-elle vraiment la « nouvelle frontière » et le « nouvel horizon » de l’humanité comme le clame LFI ? La lecture d’Immersion invite à reformuler la question. En fin de compte, ni destruction complète des savoirs indigènes ni « épiphanie » sensorielle des Occidentaux, mais un entrelacs de motivations économiques, écologiques, culturelles, etc. qui s’impose à la mer, prisée pour autre chose que la beauté de ses joyaux.

Immersion — Rencontre des mondes atlantique et pacifique, de Hélène Artaud, aux éditions La Découverte, février 2023, 304 pages, 21 euros.

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