Effectifs en baisse, salaires au rabais... Derrière la végétalisation de Paris, les jardiniers en colère

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Emploi et travail Habitat et urbanismeSuppression de postes et de jours de congés, salaires insuffisants pour vivre dans la capitale... Les jardiniers et jardinières de Paris, principaux artisans de la « végétalisation » de la ville, qu’Anne Hidalgo n’a de cesse de vanter, dénoncent des conditions de travail dégradées. Reporterre a rencontré trois agents. Ils témoignent.
- Paris, reportage
« Les plantes du jardin où je bosse sont dures au mal : elles arrivent à pousser au-dessus du périph’, dans quarante centimètres de terre », s’émerveille Adèle Tellez, jardinière à la ville de Paris. La jeune femme déambule au milieu des lauriers-cerises, des lilas, des troènes et des arbres à perruques, les végétaux endémiques d’Île-de-France qui composent le jardin Serge Gainsbourg, porte des Lilas. Les bourgeons éclosent. « Aujourd’hui, elles me disent que c’est bientôt le printemps », se réjouit-elle. Des promeneurs slaloment entre les bacs de jardinage où des riverains font pousser des légumes et des fleurs. Les enfants rayonnent sur les aires de jeu, pendant que le soleil joue à cache-cache avec les immeubles. Au Nord, un belvédère surplombe le ruban gris du périphérique, où les voitures se suivent en file indienne.
Dans les sillons de l’espace vert, Adèle reçoit la visite de ses collègues Lubin [1] et Sébastien [2], jardiniers au parc des Buttes-Chaumont. Les trois agents viennent de terminer leur journée de travail. Un boulot dont ils parlent fièrement : « Les parcs font partie des rares plaisirs gratuits et notre métier consiste à en prendre soin », sourit Adèle. Sébastien adore « bosser au grand air, c’est ma soupape d’oxygène » et Lubin se plaît à « côtoyer toutes les couches de la population, car les parcs appartiennent à tout le monde ». Mais, depuis quelques temps, « le cœur y est moins, nos conditions de travail se dégradent », souffle Sébastien.
- « Comment peut-on gérer trente hectares supplémentaires et vingt-mille arbres de plus avec des effectifs en baisse ? » s’interroge Adèle Tellez (CGT).
Au terme du premier mandat d’Anne Hidalgo (Parti socialiste), de 2014 à 2020, la mairie se targue d’avoir « multiplié les espaces verts dans tous les quartiers ». Elle affirme avoir ouvert « trente hectares supplémentaires de parcs et jardins », en créant trente-six nouveaux jardins publics et en agrandissant onze parcs existants. « Sur le papier, la politique de la mairie est réjouissante, mais le nombre de jardiniers n’augmente pas pour la mettre en œuvre », déplore Lubin.
« Le plaisir disparaît parce qu’on doit tout faire plus vite, c’est un climat propice aux blessures »
Pire, le nombre d’agents a chuté. De 2014 à 2020, le nombre de jardiniers est passé de 1.219 à 1.083, soit 136 agents en moins, selon des documents de la Direction des espaces verts et de l’environnement que Reporterre a consultés. Le nombre de bûcherons est passé de 190 à 165, soit vingt-cinq agents en moins.
« On tire toujours plus sur la corde », constate Sébastien. Quand il a commencé à travailler au parc des Buttes-Chaumont, il y a quinze ans, « nous étions plus de trente-cinq jardiniers, cantonniers inclus, et nous sommes désormais vingt-cinq pour entretenir le parc, mais aussi le square Bolivar et les jardinières aux alentours », dit-il. Résultat, « on perd la notion de plaisir parce qu’on doit tout faire plus vite, on est plus vite exténués et cela donne un climat propice aux blessures ».
Lui traîne une tendinite au coude récurrente depuis huit ans. Il n’est pas le seul. « Jardinier, c’est déjà assez difficile pour qu’on n’en ajoute pas : on travaille par tous les temps, on porte parfois soixante-quinze kilos de sable dans la brouette avec laquelle on doit faire le tour du parc, on pousse les tondeuses dans les pentes, on tire les tuyaux pour l’arrosage, on transporte des plantes, on s’accroupit ou on s’agenouille pour désherber, planter ou déraciner... témoigne Lubin. Nos corps sont sans cesse sollicités dans des positions très différentes et avec le poids des années, ça devient de plus en plus difficile. »
- « Jardinier, c’est déjà assez difficile pour qu’on n’en ajoute pas », souligne un agent.
La gestion différenciée des espaces verts, qui consiste à ne pas tondre souvent toutes les surfaces enherbées, n’a pas fait diminuer la charge de travail. « On désherbe à la main, ce qui est beaucoup mieux, mais demande d’être minutieux, explique Lubin. On aménage aussi des jardinières sur les trottoirs, mais ça c’est de la poudre aux yeux : c’est difficile à entretenir et ça se transforme rapidement en dépotoirs pour les crottes de chiens, les mégots et les préservatifs. »
« C’est du mépris pour le travail horticole et de bûcheronnage »
La mairie, contactée par Reporterre, évoque quant à elle une baisse des effectifs de jardiniers « de l’ordre de moins cent équivalents temps plein sur sept ans ». Toutes spécialités confondues — jardiniers, bûcherons et cantonniers —, « les effectifs réels ne diminuent que de moins 59 agents », se défend-t-elle aussi, par l’intermédiaire de son service de communication. En effet, selon les documents de la Direction des espaces verts et de l’environnement que Reporterre a consultés, la mairie a employé 92 cantonniers de plus entre 2014 et 2019 (524 en 2019, contre 432 en 2014), pour compenser la diminution du nombre de jardiniers. Ces agents sont des ouvriers chargés de l’entretien des chemins, des fossés et talus qui les bordent.
Mais pour Adèle Tellez, qui est aussi déléguée syndicale CGT, le fait de mettre dans le même sac jardiniers, cantonniers et bûcherons n’est pas pertinent : « Ce sont les effectifs cantonniers qui augmentent, mais un cantonnier ne va pas monter dans un arbre pour l’élaguer comme un bûcheron, ni ne va aller planter cinquante arbustes dans un massif en pente comme un jardinier. C’est du mépris pour le travail horticole et de bûcheronnage. » De plus, « tout ceci n’explique pas comment on peut gérer trente hectares supplémentaires et vingt mille arbres de plus avec des effectifs en baisse ».
Ces baisses d’effectifs sont « subies » et non une décision de la Ville, se défend la mairie, qui met en avant « des difficultés à recruter des jardiniers ». Pour Adèle Tellez, ces problèmes de recrutement ne sont « pas étonnants vu la faiblesse des salaires ». Après dix-sept ans au service de la mairie, Sébastien gagne 1.620 euros net et vit dans un petit appartement de dix-sept m2 depuis treize ans : « Je ne suis pas pauvre, mais ce n’est pas non plus la fête. Disons qu’il ne faut pas avoir de galères, et ne pas faire de plans trop ambitieux pour les vacances », soupire cet homme de trente-huit ans. Le weekend, Lubin, Adèle et Sébastien assurent des permanences « poubelles et papiers », payées en heures supplémentaire, pour augmenter leurs revenus. Elles consistent à ouvrir les jardins le dimanche, les nettoyer et vider les poubelles et permettent de « bouffer autre chose que des kilos de pâtes », dit Lubin.
La mairie se félicite aussi de contribuer « directement à un enjeu plus large d’insertion professionnelle » en se préparant à recruter, pour 2021, la moitié de ses quatre-vingt nouveaux jardiniers par voie de contrats Pacte. Ces contrats d’une durée de douze à vingt-quatre mois à temps plein sont destinés aux jeunes âgés de vingt-huit ans au plus sans diplôme ni qualification professionnelle ou dont le niveau de qualification est inférieur au bac. « L’objectif d’insertion professionnelle est louable, concède Adèle Tellez, mais les contrats Pacte précarisent : d’une part, le salaire en Pacte est inférieur d’environ deux cents euros par rapport à l’année de stage des fonctionnaires recrutés sur concours ; et d’autre part, il est plus facile de ne pas titulariser un contrat Pacte qu’un stagiaire. »
À court terme, l’horizon ne devrait pas s’éclaircir pour les jardiniers. « La Ville de Paris veut entériner un recul social historique : la hausse du temps de travail pour ses 60.000 agents », déplore Adèle Tellez. Dans le cadre de la loi de Transformation de la fonction publique, votée en août 2019, les agents doivent désormais travailler 1.607 heures par an, c’est-à-dire l’équivalent de 35 heures par semaine, moins les jours fériés et les cinq semaines de congé. Dans certaines communes, comme à la Ville de Paris, ils disposaient de jours de congés en plus, et ceux-ci vont être supprimés. « À la Ville de Paris, nous allons en perdre huit, tempête Adèle Tellez. Comme si nous, jardiniers, aides-soignantes des Ehpad, éboueurs, puéricultrices dans les crèches, Atsem dans les écoles..., qui avons assuré la continuité du service public pendant la crise sanitaire, ne faisions pas des boulots assez pénibles pour se voir supprimer un peu de répit. »
« Au cours de cette mandature le végétal sera au cœur de chaque projet d’aménagement », a promis la mairie
À Reporterre, la mairie rétorque qu’elle n’a pas le choix. « Avec le poids politique qu’elle a, Anne Hidalgo pourrait défendre nos acquis sociaux en ne se pliant pas à cette loi, comme l’ont fait neuf élus du Val-de-Marne », l’exhorte Adèle Tellez.
Effectifs en baisse, salaires au rabais, suppression de jours de congés... « Dans ces conditions, pas étonnant que les jeunes qui sortent du lycée horticole ne veuillent pas travailler à la mairie », dit la jardinière. D’autant que les cadences de travail devraient encore s’accélérer. Après sa réélection lors des municipales de 2020, Anne Hidalgo a promis de poursuivre la végétalisation de Paris, laquelle lui « apparaît à la fois comme une réponse nécessaire au dérèglement climatique, à la crise de la biodiversité et un élément d’amélioration de notre cadre de vie ». « Au cours de cette mandature, le végétal sera au cœur de chaque projet d’aménagement », a-t-elle promis. Son objectif est d’ouvrir au public trente hectares d’espaces verts supplémentaires d’ici à 2026.
« Très bien, mais il faut que les moyens suivent ! » prévient Sébastien. Sans cela, « les élus se seront fait de la propagande électorale sur notre dos, au sens propre, parce que j’ai mal au dos », dit Adèle Tellez. Pour elle, cette situation pose la question de « pourquoi on veut être écolo au fond ? Pour améliorer notre vie à toutes et tous, ou pour seulement quelques uns, en utilisant les ouvriers comme marche-pieds ? »