A69 : des intérêts industriels et politiques à la manœuvre

Extinction Rebellion a mené une action en février 2023 contre le géant pharmaceutique Pierre Fabre afin de dénoncer son implication dans le projet d'A69. - © Alain Pitton / Reporterre
Extinction Rebellion a mené une action en février 2023 contre le géant pharmaceutique Pierre Fabre afin de dénoncer son implication dans le projet d'A69. - © Alain Pitton / Reporterre
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Le projet d’A69 séduit la bourgeoisie tarnaise depuis un quart de siècle. En son cœur : le groupe pharmaceutique Pierre Fabre. L’industriel influence fortement la vie politique locale.
Toulouse, correspondance
« Pierre Fabre, le greenwashing ne lavera pas tes mains sales. » En février dernier, des activistes d’Extinction Rebellion déployaient une grande banderole devant le siège du groupe pharmaceutique à Lavaur dans le Tarn. Une action symbolique pour dénoncer le soutien des laboratoires Pierre Fabre au projet d’autoroute A69 qui doit relier Toulouse à Castres. Ce n’est pas la première fois que le rôle de l’industriel, à travers un lobbying intense et une ingérence dans la vie politique locale, est pointé du doigt dans ce dossier.
Dans les années 2000, Pierre Fabre, fondateur du groupe du même nom implanté à Castres, plaidait déjà pour la construction de cette autoroute. « Il arpentait les salons et mêmes les antichambres des ministères pour faire progresser ce dossier d’intérêt général », raconte Pierre-Yves Revol, le président de la Fondation Pierre Fabre dans les colonnes de La Dépêche.

Derrière la volonté affichée d’une « autoroute pour les Tarnais », c’est surtout une aubaine économique pour le groupe. Il voit ce projet comme « un outil de travail » qui permettra de connecter ses 2 500 collaborateurs tarnais et ses 1 000 employés toulousains répartis sur différents sites.
Au plus près du pouvoir
Toujours selon le journaliste de La Dépêche Brian Mendibure, Pierre Fabre aurait obtenu l’accord de l’État en 2006 pour cette autoroute, lors d’un déjeuner avec le ministre des Transports de l’époque, Dominique Perben. En 2013, au soir de sa mort, l’industriel tarnais aurait même eu une entrevue avec François Hollande, selon des élus joints par téléphone, pour lui rappeler l’importance de cette autoroute pour le territoire.
Dix ans plus tard, l’influence du groupe pharmaceutique n’a pas faibli dans le Tarn où il demeure l’un des principaux employeurs. Pour construire cet empire, le groupe a investi dans des associations, dans le sport — en étant propriétaire du club de rugby, le Castres Olympique — ainsi que dans plusieurs titres de presse. Pierre Fabre a lancé le média local Le Journal d’Ici en 2003 et il est actionnaire de la Dépêche du Midi.
« C’est lui qui m’a poussé à devenir conseiller municipal »
Dans ce département du Tarn, l’héritage de Pierre Fabre passe également par une connivence étroite avec certains élus locaux, qui ont fait partie ou sont toujours des cadres de l’entreprise. Contacté par téléphone, Alain Veuillet, maire de la petite commune de Viviers-lès-Montagnes et ancien attaché du cabinet de « Monsieur » Pierre Fabre, comme l’appellent ses collaborateurs, confirme cette information.
« Monsieur Pierre Fabre encourageait certains de ses cadres à s’engager dans la vie politique locale pour apporter des compétences et une certaine vision, explique l’élu. C’est lui qui m’a poussé, alors que je travaillais dans son cabinet, à devenir conseiller municipal de ma commune. Il me libérait du temps pour m’investir, et je continuais à être payé par l’entreprise. »
Alain Veuillet est également vice-président de la communauté de communes Sor et Agout qui finance à hauteur de 507 344 euros l’autoroute A69. Une collusion qui ne semble pas problématique pour l’élu, qui assure que Pierre Fabre « ne lui a jamais soufflé ce qu’il devait dire puisque, de toute façon, il avait accès à l’oreille des puissants ».
Le maire de Viviers-lès-Montagnes n’est pas le seul élu local à entretenir des liens étroits avec le groupe Pierre Fabre. Dans cette même communauté de communes, la première adjointe à la mairie de Soual, Cristelle Gayraud, est par exemple chargée de communication dans le groupe pharmaceutique. Dans l’agglomération voisine, celle de Castres-Mazamet qui finance à hauteur de d’1,5 million d’euros l’autoroute, l’une des vice-présidentes est directrice régionale dans l’entreprise.
La frontière entre les intérêts privés et publics autour de l’A69 paraît ténue, d’autant plus que les dirigeants de Pierre Fabre sont parfois invités au sein même de ces collectivités pour défendre ce projet autoroutier avec les élus.
« Il y a un manque d’indépendance vis-à-vis de ce groupe »
Pour Christophe Pouyanne, maire de la petite commune d’Appelle, qui fait partie de la communauté de communes Sor et Agout, « il y a beaucoup d’élus locaux qui ont un lien plus ou moins proche avec le groupe Fabre. Parfois, on frôle le conflit d’intérêts. Il y a un manque d’indépendance vis-à-vis de ce groupe. On connaît déjà tout le lobbying qu’a fait Pierre Fabre pour cette autoroute mais si en plus le groupe infiltre la vie politique locale, c’est très problématique », déclare au téléphone Christophe Pouyanne.
L’élu poursuit : « L’investissement voté en faveur de l’autoroute est démesuré pour un territoire comme le nôtre, qui compte à peine plus de 20 000 habitants. » Le maire d’Appelle est également signataire d’une tribune signée par différents élus du Tarn qui s’opposent à l’A69.
Pierre Fabre, un « visionnaire amoureux de son territoire »
Contactée par téléphone au sujet de l’ingérence du groupe dans la démocratie locale, l’entreprise Fabre n’a pas souhaité répondre aux questions de Reporterre. Elle a préféré renvoyer vers une lettre ouverte adressée au collectif d’opposants La Voie est libre qui mentionne que les laboratoires soutiennent « avec force » ce projet d’autoroute.
Pour Alain Veuillet, maire de la commune de Viviers-Lès-Montagnes et ancien proche de Pierre Fabre lorsqu’il était membre de son cabinet, « il est évident que les idées de Monsieur Pierre Fabre continuent d’influencer la vie politique locale, mais il n’y a pas de problème à cela, c’était un visionnaire et un amoureux de son territoire ».
Une partie de la classe politique tarnaise semble ainsi particulièrement soudée pour porter l’A69 et accomplir le souhait de Pierre Fabre. Fin septembre, un panel d’élus locaux s’est retrouvé à la chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Tarn pour taper du poing sur la table lors d’une conférence de presse. « Le chantier se fera », s’est exclamé le député Jean Terlier, dont la femme est directrice marketing chez Pierre Fabre, face à un hémicycle acquis à sa cause.
Le député avait également, lors de l’anniversaire des 20 ans de la fondation Fabre en 2019, confirmé que cette autoroute était un projet « particulièrement important aux yeux de Pierre Fabre, qui l’a longtemps défendu avec les entrepreneurs et les élus locaux ». Le président de la fondation, Pierre-Yves Revol, avait lancé à la foule « nous sommes tous les héritiers de Pierre Fabre ».
Dans le public présent lors de cette cérémonie, on retrouvait une myriade d’élus de différentes communes. Bernard Carayon, par exemple, le maire de Lavaur, proche de l’extrême droite tarnaise et passé par le néofasciste Groupe Union Défense (GUD) dans sa jeunesse. Il avait qualifié les opposants à l’A69 de « groupuscule gauchiste ».
L’homme politique, député du Tarn de 2002 à 2012, s’était notamment fait le relais des arguments de Pierre Fabre à l’Assemblée nationale, clamant, devant l’hémicycle en 2008, la nécessité d’une autoroute « pour les besoins exprimés de longue date par les entreprises industrielles — pharmaceutiques, en particulier — commerciales et artisanales ».
« Patriote généreux »
Le maire de Lavaur présente l’industriel comme un « patriote généreux », « un modèle » et un « guide » — notons que son fils a travaillé cinq ans en tant que juriste dans l’entreprise. L’élu semble particulièrement impliqué dans le dossier de l’autoroute alors que sa commune n’est pas concernée par le tracé.
Le groupe pharmaceutique semble également faire peser une pression tacite sur les élus locaux, comme le révèle Boris Patentreger, fondateur de l’ONG castraise Envol vert, qui a mis fin à son partenariat avec le groupe Pierre Fabre depuis le soutien public de l’entreprise à cette autoroute.
Il déclare à Reporterre que lors d’une discussion avec le président du conseil départemental du Tarn, Christophe Ramond, ce dernier lui aurait confié « que le groupe Fabre met en balance sa présence sur le territoire avec la réalisation de cette autoroute ». Malgré plusieurs appels et relances de notre part, le cabinet de Christophe Ramond n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
Jusqu’à l’Élysée
L’A69 semble être également un dossier primordial au plus haut sommet de l’État. Des proches du président Emmanuel Macron sont directement impliqués dans la réussite de ce projet. Emmanuel Miquel, le « managing director » d’Ardian — un fonds de private equity (capital-investissement) qui finance à hauteur de 19 millions d’euros cette autoroute [1] et qui est l’une des structures fondatrices d’Atosca, le concessionnaire de l’A69 — est un proche du président, du cabinet duquel il a été membre. Selon le magazine Vanity Fair, ils seraient même « soudés par une solide amitié », et M. Miquel fait partie de la « bande de copains » qui a porté Macron à l’Élysée.

François-Xavier Lauch, ancien préfet du Tarn, proche du président et « fidèle de la Macronie » a lui aussi joué un rôle central dans ce dossier. C’est lui qui a signé l’autorisation des travaux en mars 2023. Il fut président du cabinet d’Emmanuel Macron en 2017, un cabinet dont faisait également partie Emmanuel Miquel en tant que conseiller entreprise, attractivité et export.
Cette autoroute jouit ainsi de soutiens divers parmi les élus tarnais, les industriels de la région et des financiers de la capitale qui portent pour certains ce projet depuis de longues années. L’A69 pourrait pourtant détruire plus de 300 hectares de terres agricoles, des zones humides et plusieurs centaines d’arbres. L’infrastructure menace les écosystèmes d’un territoire, le Tarn, qui était pourtant si cher à « Monsieur » Pierre Fabre. Une grande manifestation est prévue le 21 et 22 octobre dans le Tarn pour s’opposer à l’avancée du chantier et rappeler que des projets alternatifs existent.