En Colombie, la guerre civile a préservé la forêt de la destruction

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« 2014 sera l’année de la paix ». Le président colombien y croit dur comme fer. Après près de cinquante ans de guerre civile, les négociations en cours à la Havane entre le gouvernement et la guérilla ont toutes les chances d’aboutir. Un défi majeur reste pourtant à relever : la question de la terre et de la nature.
La Colombie est l’un des pays au monde où les inégalités d’accès à la terre sont les plus criantes. 1% seulement de la population détient plus de la moitié du foncier. Guérilla et gouvernement semblent au moins d’accord sur un point : il n’y aura pas de solution du conflit sans réforme agraire. Tout l’enjeu est de savoir quel sera le contenu de cette réforme. À qui ira la terre ? Quel modèle de développement agricole ? Et surtout, qui maîtrisera les ressources souterraines ?
Car en Colombie, nombreux sont ceux qui prévoient une offensive des multinationales, minières notamment, jusque là tenues relativement à distance par l’instabilité politique. Franz Florez dirige le Serpentarium national. Pour lui, explique-t-il dans le film L’homme aux serpents, les cinquante années de guerre civile ont paradoxalement protégé les ressources naturelles du pays de la voracité des investisseurs étrangers.

- Franz Florez -
Une biodiversité qui attire la convoitise
La Colombie est le deuxième pays au monde en termes de biodiversité. Une espèce, végétale ou animale, sur dix y vit. Un rêve pour les amoureux de la nature. 53 millions d’hectares de forêt, des massifs montagneux et deux façades maritimes, l’une sur les Caraïbes, l’autre sur le Pacifique.
C’est également le troisième pays au monde en ressources hydriques. Le sous-sol recèle aussi une richesse énorme : houille, nickel, pétrole, pierres précieuses. Le pays assure ainsi 55 % de la production mondiale d’émeraudes, et possède les premières réserves de charbon d’Amérique Latine. Des ressources encore peu exploitées au vu de leur potentiel, selon les spécialistes.

- 12% du territoire national est classé en zone protégée -
L’offensive des compagnies minières
Le plan national de développement, qui s’étale de 2011 à 2014, a donné la priorité à l’exploitation minière pour relancer l’économie. Dans le massif du Nudo de Almaguer, plus de 70 entreprises transnationales se sont vues accorder des permis d’exploration. Et d’après les organisations paysannes, 70% des quelques trois millions d’hectares que couvre le massif ont été attribuées à ces compagnies.
Les conflits entre populations locales et multinationales se sont multipliés ces dernières années. En 2012, les populations autochtones de la région du Choco ont remporté une victoire contre la Muriel Mining Corporation. La justice a en effet estimé que le projet minier Mandé Norte, qui prévoyait l’exploitation de l’or et du cuivre sur plus de 160 km2, ne respectait pas les droits des habitants.
« Les compagnies minières n’ont pas attendu le processus de paix pour exploiter les richesses naturelles », dit Roméo Langlois à Reporterre, journaliste et auteur du documentaire Pour tout l’or de la Colombie. « Pendant vingt ans, les multinationales, mais aussi des entreprises nationales, ont utilisé les groupes armés, Farc et paramilitaires, pour avoir accès aux ressources ».
Moyennant finance, et avec l’aval tacite du gouvernement, les industries se sont installées sur les territoires occupés par les guérillas et les milices. Racket, pression sur les villageois et disparition de leaders locaux écologistes sont des pratiques courantes. Par exemple, Sandra Viviana Cuellar a disparu depuis 2011 ; travaillant pour la branche colombienne des Amis de la terre, elle préparait un projet de gestion de l’environnement avec des villageois.
Le contrôle des territoires, notamment aurifères, est devenu un enjeu stratégique pour la guerre. « Pendant le conflit, la terre a constitué un butin de guerre, notamment pour les paramilitaires », explique Kyle Johnson, chercheur à l’Université du Connecticut.

- En 2011, les Colombiens se sont mobilisés contre la mine de la Colosa, propriété de la compagnie Anglo Gold Ashanti -
Vers un modèle agricole productiviste
Les déplacements forcés ont privé près de deux millions de Colombiens de leur propriété ; ils résultaient du recrutement forcé par des groupes armés, de l’expropriation par des narcotrafiquants, ou encore de la destruction des plantations. Plusieurs millions d’hectares de terres, entre 1,2 et 10 suivant les estimations, ont ainsi été spoliées. « Si je ne t’achète pas ta terre, je l’achèterai à ta veuve », dit le dicton. La question est de savoir aujourd’hui qui va les récupérer.
Le gouvernement à lancé en 2011 un programme de restitution des terres. Mais déjà, les obstacles surgissent. Car les terres volées sont à présent occupées et cultivées par d’autres. Notamment des compagnies agroalimentaires.
En septembre 2013, la compagnie Cargill s’est ainsi retrouvée au centre d’une polémique. Un rapport de l’ONG Oxfam dénonçait l’achat par la transnationale de plus de 50 000 hectares de terres propriétés de l’État, alors que celles-ci étaient destinées à être restituées. L’entreprise a démenti, mais des histoires similaires se multiplient, impliquant les sociétés BHP Billinton, Glencore, Drummond.
D’autant plus que le gouvernement colombien ne semble pas défendre becs et ongles un modèle agricole durable. A la table des négociations, deux visions différentes s’affrontent quant à l’avenir des terres. Le Président Santos entend faire de la Colombie un fournisseur de matières premières de premier plan, en accélérant le passage à un modèle agricole productiviste.
Pour les Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), la priorité est la disparition des latifundios, ces immenses domaines agricoles, qui riment avec déforestation à grande échelle. « Le gouvernement doit faire une réforme agraire symbolique, mais le lobby des propriétaires terriens, lié aux paramilitaires, est très puissant », analyse Roméo Langlois.
Redistribuer les terres est un enjeu hautement politique, mais aussi environnemental. Pour German Velez, ingénieur agronome, membre du groupe Semillas et directeur de la revue du même nom, le conflit a un impact très important sur la sécurité alimentaire, et sur la biodiversité. « Quand une famille ou une population est déplacée, les ressources locales, en particulier les graines, sont les premières choses à être perdues », explique-t-il.

- L’huile de palme sert pour les agrocarburants, mais elle entre aussi dans la fabrication de nombreux produits alimentaires -
L’huile de palme, une fausse solution
La palme africaine est un des piliers du modèle agricole colombien voulu par le président Santos. C’était une des idées du Plan Colombie, lancé en 1999 avec les Etats-Unis : substituer aux champs de coca des palmeraies. Problème, le business de l’huile de palme s’est retrouvé rapidement contrôlé par les paramilitaires.
Aujourd’hui, le secteur est régulièrement pointé du doigt pour ses liens avec les réseaux mafieux. La Colombie se targue ainsi d’être le premier producteur d’huile de palme issu d’agriculture biologique pour l’Europe. Mais la principale entreprise, Daabon Organic, est accusée d’avoir expulsé des familles de leurs terres, manu paramilitari. La palme n’a donc rien résolu : ni la violence, ni l’insécurité alimentaire. Et que dire de son impact désastreux sur les écosystèmes, sa culture épuisant les sols.
« Le processus de paix ne signifie pas la fin de la lutte armée », rappelle Roméo Langlois. Les négociations en cours sont un événement historique, mais elles ne marquent pas la fin du conflit. Sur place, guérilleros, milices et mafia continuent de s’affronter pour le contrôle des richesses naturelles. Considérer ces ressources comme une richesse à préserver et non à exploiter, c’est l’un des enjeux des années à venir pour la Colombie.