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Forêts tropicales

En Guyane, une dérogation au droit européen menace la forêt

Une usine de bois à Port Kaituma, en Guyane.

Alors que l’Union européenne va encadrer la production d’énergie issue de la biomasse, une dérogation est prévue pour que la forêt amazonienne de Guyane puisse être exploitée de manière massive et subventionnée.

La forêt guyanaise, avec ses arbres géants dont les cimes peuvent atteindre à 60 mètres de haut, est le plus grand massif forestier de l’Union européenne. Mais alors que l’Europe s’apprête à faire un pas pour la protection des forêts dans le cadre de la révision de la directive sur les énergies renouvelables, dite RED III, la préservation de la sylve guyanaise a été soigneusement mise de côté par les députés européens.

Un amendement, aujourd’hui contesté par Europe Écologie-Les Verts, des élus de La France insoumise et des associations de protection de la forêt, encourage la déforestation en Guyane. Le 7 février, le « trilogue », qui réunit le Parlement, le Conseil et la Commission européenne, va examiner ce texte.

La biomasse de la forêt primaire de Bialowieza, en Pologne, ne devrait plus être considérée comme une source d’énergie renouvelable. © Patrice Senécal / Reporterre

Dans sa version adoptée par le Parlement européen le 14 septembre dernier, la RED III fixe à l’Union européenne un objectif de 45 % d’énergies renouvelables en 2030 tout en encadrant la part de la biomasse — qui consiste à produire de l’électricité ou des carburants à partir de bois et végétaux — dans ce pourcentage.

La combustion de biomasse issue de forêts primaires ou très riches en biodiversité ne sera ainsi plus considérée comme produisant une énergie renouvelable et ne sera plus éligible à des subventions publiques. Ces dispositions visent à freiner une exploitation tous azimuts des forêts sous couvert de produire une énergie dont la majorité des parlementaires européens s’est mise à douter de la durabilité. En cause, la déforestation, la fragilisation des écosystèmes et la destruction des puits de carbone qu’elle engendre.

Dérogations et subventions

Sauf qu’en Guyane française, territoire d’Amazonie grand comme le Portugal (84 000 km2), havre de biodiversité où se trouvent encore de vastes zones de forêt primaire, ces nouvelles clauses européennes ne s’appliqueront pas. C’est ce que prévoit un amendement dérogatoire inclus dans la directive RED III. Ainsi en Guyane, l’exploitation de la biomasse issue de forêts primaires pourra continuer à se targuer de produire une énergie renouvelable et être subventionnée comme telle.

En même temps, le gouvernement français s’apprête à entériner des dérogations déjà présentes dans la précédente directive européenne sur les énergies renouvelables (RED II). C’est ce qui a fait monter au créneau des ONG telles que Fern, qui a demandé l’annulation de l’amendement, et Maïouri Nature Guyane, qui tire la sonnette d’alarme.

Un modèle basé « sur la défriche de forêts primaires »

« Il s’agira d’un appel d’air sans précédent pour encourager le remplacement de milliers d’hectares de forêts très riches en biodiversité par des plantations intensives d’arbres à vocation énergétique en percevant des aides d’État », résume l’association guyanaise dans un dossier consacré au sujet.

Or, les plantations de bois dédiées à la production d’énergie ne stockent pas aussi efficacement le carbone que les forêts anciennes qui, en Guyane, comptent 140 à 200 espèces d’arbres à l’hectare. Leur destruction porte ainsi atteinte au climat, en détruisant des puits de carbone que le remplacement par de la sylviculture ne compensera pas. Elle nuit aussi à la biodiversité, puisque les plantations d’arbres sont incapables d’accueillir la vie végétale et animale qui anime les forêts naturelles, et qui, en Guyane, est encore loin d’avoir été entièrement inventoriée.

« On est en train d’institutionnaliser sur le long terme, au moins jusqu’en 2047 [date jusqu’à laquelle court la dérogation prévue par l’Europe], l’usage d’énergies ni durables ni renouvelables, fondées sur la défriche de forêts primaires, puis la production de canne et de bois-énergie, pour alimenter les centrales biomasses, s’insurge la juriste Marine Calmet, spécialiste des droits de la nature.

La forêt amazonienne de Guyane abrite une immense biodiversité. © Hélène Ferrarini / Reporterre

En Guyane, les plantations de bois-énergie et de canne fibreuse destinées à l’exploitation de la biomasse pourraient occuper 10 000 hectares à l’horizon 2045, d’après les objectifs énoncés par des plans régionaux.

La Guyane compte à l’heure actuelle trois centrales électriques fonctionnant par la combustion de biomasse, à Kourou, Cacao et Saint-Georges de l’Oyapock. Leur puissance cumulée équivaut à environ 10 mégawatts (MW). Pour l’instant, ces centrales fonctionnent principalement en brûlant des déchets de scieries avoisinantes.

D’autres projets de centrales à biomasse sont en passe de voir le jour. La société Voltalia et sa filiale Triton vont brûler le bois des arbres immergés dans le lac du barrage hydroélectrique de Petit-Saut, dans ce qui deviendra la plus grande centrale biomasse de Guyane avec une puissance de 10 MW.

« La France veut raser la forêt amazonienne pour faire décoller des fusées “bio” »

Le Centre spatial guyanais prévoit de s’équiper d’ici 2024-2025 de deux centrales à biomasse qui, couplées à du photovoltaïque, devraient le rendre autonome en énergie. Aujourd’hui, la base de lancement des satellites de Kourou consomme 18 % de la production électrique de la Guyane, principalement allouée à la climatisation de ses immenses hangars.

D’une capacité de 9,1 MW, le fonctionnement des deux centrales nécessitera la combustion de « 120 000 tonnes/an de bois collectées en Guyane ». La commission de régulation de l’énergie prend à sa charge le financement d’une de ces deux centrales biomasse, ce qui a poussé l’association Maïouri Nature à dénoncer le fait que « la France veut raser la forêt amazonienne pour faire décoller des fusées “bio” ».

Disponibilité et emplois

En Guyane, la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) de 2017 prévoit que la biomasse atteigne dans la région 60 MW d’ici 2028. Localement, la possibilité de déroger à la nouvelle directive européenne est donc souhaitée par la collectivité territoriale de Guyane. Elle voit d’un bon œil l’exploitation croissante de la biomasse, une source d’énergie qui ne nécessite pas d’importation, offre une « garantie de disponibilité » de l’énergie avec la possibilité de stocker la biomasse avant combustion et génère des emplois. « 8 à 10 emplois à temps plein (exploitation de la centrale et approvisionnement), contre 1 à 2 pour du thermique pétrolier », d’après la direction de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt.

Pour la Guyane, cela pourrait aussi être une manière de prendre ses distances avec les énergies fossiles, qui y ont encore largement le vent en poupe, comme en témoigne le projet aberrant de centrale au fioul du Larivot. Et ce alors que la croissance démographique de la région entraîne une hausse des besoins en énergie.

Les travaux de la centrale au fioul de Larivot avaient déjà commencé avant que son autorisation environnementale ne soit rejetée. © Hélène Ferrarini / Reporterre

La collectivité territoriale de Guyane, présidée par Gabriel Serville, a ainsi pu compter sur le soutien du député européen de la France insoumise Younous Omarjee. L’élu de La Réunion s’est chargé de faire passer dans la directive RED III l’amendement dérogatoire destiné à la Guyane [1]. Une initiative qui ne fait pas l’unanimité au sein de sa famille politique.

« Je ne sais pas si, à l’époque, la mesure de toutes les conséquences a été prise », s’interroge la députée LFI de la Creuse Catherine Couturier, présidente de la mission d’information sur l’adaptation au changement climatique des forêts.

Avec les députés insoumis de la commission du Développement durable de l’Assemblée nationale, elle vient de demander aux instances européennes de « retirer la dérogation concernant la biomasse primaire en Guyane », qui expose la forêt « à une exploitation industrielle dangereuse et néfaste pour l’équilibre des écosystèmes forestiers et humains ».

C’est également la demande des élus écologistes (députés, sénateurs, députés européens) dans une lettre adressée à Laurence Boone, la secrétaire d’État chargée de l’Europe, le 26 janvier. L’Union européenne tranchera lors du trilogue de ce 7 février.

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