En Guyane, des projets énergétiques « plus absurdes les uns que les autres »

La centrale Dégrad-des-Cannes en 2015. - Wikimedia Commons/CC/Netactions
La centrale Dégrad-des-Cannes en 2015. - Wikimedia Commons/CC/Netactions
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En Guyane, lorsqu’il est question de politique énergétique, la tendance est au gigantisme. Parmi les projets, la mégacentrale du Larivot cristallise les inquiétudes. Quelle place auront les énergies renouvelables avec une production aussi massive d’électricité ?
« J’ai vu des projets plus absurdes les uns que les autres », soupire Rémi Girault, président de Guyane Nature Environnement, lorsque Reporterre évoque la politique énergétique guyanaise. Centrale thermique au fioul et aux agrocarburants, centrale solaire nécessitant de déboiser soixante-dix-huit hectares de forêt, mégaparc photovoltaïque de Total...
Cette région française située en Amérique du Sud a pourtant de nombreux atouts pour composer un mix énergétique conforme aux objectifs fixés aux territoires ultramarins par la loi de Transition énergétique de 2015. À savoir : atteindre l’autonomie énergétique à l’horizon 2030 [1]. Le barrage de Petit-Saut produit la moitié de l’électricité consommée en Guyane [2]. En tout, les deux tiers de la production sont déjà issus des énergies dites renouvelables.
« Un mix électrique 100 % ENR [énergies renouvelables] est possible en Guyane tout en satisfaisant l’ensemble de la demande électrique à tout instant », affirme d’ailleurs l’Agence de la transition écologique (Ademe) dans un rapport de 2020. L’agence souligne la « baisse attendue des coûts de l’énergie produite » avec ses scénarios, qui « tient majoritairement de la faible contribution des coûts d’import d’énergie ».
La mégacentrale thermique « va mettre en péril les projets en énergies renouvelables »
Hélas, la politique énergétique guyanaise s’appuie sur des projets surdimensionnés — selon les associations environnementales — destructeurs du milieu naturel. Le premier risque même d’ancrer la région dans une énergie fossile et carbonée encore pour de longues années. En Guyane, territoire presque aussi grand que le Portugal et boisé à 96 %, la tendance est au gigantisme. « Tout cela correspond plus à des politiques d’entreprise qu’au souci de l’intérêt public », résume Rémi Girault, de France Nature Environnement.

Le plus aberrant des projets est celui de la future centrale thermique du Larivot, construite dans une mangrove. Un oléoduc de quatorze kilomètres traversant trois communes de l’agglomération cayennaise à proximité immédiate d’habitations sera nécessaire pour acheminer le dérivé du pétrole depuis le grand port maritime de Guyane. En 2017, les rédacteurs de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) [3] avaient justifié le choix de la centrale thermique du Larivot par la nécessité de remplacer la vieille centrale diesel de Dégrad-des-Cannes. Elle doit fermer fin 2023, à l’expiration de la dérogation qui lui permet encore de fonctionner malgré des rejets polluants hors normes.
Le projet de nouvelle centrale est porté par EDF PEI (Production électrique insulaire), une filiale d’EDF dans les outre-mer et en Corse, pour un coût de cinq cents millions d’euros. Cette mégacentrale aura une capacité de production de 120 mégawatts (MW), auxquels s’ajoutent quelques 10 MW d’énergie solaire. Sa capacité de production correspondra peu ou prou à plus d’un tiers de la capacité du parc électrique guyanais. Classée Seveso seuil bas, elle se situe dans l’estuaire de la rivière de Cayenne, à un kilomètre du port de pêche du Larivot, dans une zone environnementale sensible et soumise à des risques d’inondation et de submersion marine. L’enquête publique s’est tenue du 15 mai au 15 juin 2020. La Guyane était encore en partie confinée, l’enquête a donc été totalement dématérialisée : aucune réunion publique n’a eu lieu.

Une centrale au fioul ? Devant le tollé, le ministère avait rétropédalé en octobre 2020 et promis une centrale « 100 % biomasse ». Las, en mai, la promesse était enterrée : on apprenait que la centrale ne fonctionnera plus (seulement) au fioul, certes, mais « aux bioliquides, au gaz naturel et au fioul léger » [4]. « Au lieu d’importer du pétrole, on importera de l’huile végétale », commente Rémi Girault, président de Guyane Nature Environnement. Il parle d’« un non-sens total ». D’où viendrait cette huile ? La Guyane aujourd’hui n’en produit pas suffisamment. La possibilité de monter une filière de production locale est évoquée, mais dans quelles conditions ? Cela sera-t-il moins polluant ? Selon une étude de l’ONG Transport & Environnement datant de 2016, les biocarburants émettent en effet plus de gaz à effet de serre que les combustibles fossiles... Ceci étant dit, au-delà des effets d’annonce, l’option fioul semble être d’actualité pour encore quelque temps : l’autorisation préfectorale d’exploitation ne mentionne pour l’instant que ce combustible, et pas les agrocarburants ! Contacté à plusieurs reprises par Reporterre, le ministère de la Transition écologique n’a pas répondu à nos questions.
L’entrée en service de la nouvelle centrale est prévue pour 2024. Sur le terrain, les militantes et militants ne chôment pas mais la mobilisation a du mal à prendre. Le collectif Alter Larivot s’est constitué pour dénoncer le « passage en force » que constitue la décision d’imposer cette centrale, comme le qualifie la porte-parole, Maude Pulcherie. Riveraine du futur oléoduc, elle est à l’origine d’une procédure administrative contre cette installation. Les associations Guyane Nature Environnement et France Nature Environnement ont déposé des recours au tribunal administratif contre les autorisations préfectorales concernant la centrale et l’oléoduc.
Pourquoi enfermer le futur énergétique de la Guyane avec une mégacentrale thermique qui « va mettre en péril les projets en énergies renouvelables », pour reprendre les mots du Groupement des entreprises en énergies renouvelables de Guyane ? Car si on tablait sur le développement d’énergies alternatives, alors il n’y aurait pas lieu d’avoir de telles capacités de production thermique... Pourquoi s’enferrer dans des projets dont le fonctionnement reposera sur l’importation de pétrole et d’huile ?

« On est obligé d’importer. Et qui importe ? Des sociétés françaises », résume François Kuseni, porte-parole du collectif Alter Larivot. « L’autonomie énergétique n’est pas pour demain. Il faut que l’on reste dépendant de sociétés françaises. Il y a un coup politique qui est d’empêcher les DOM-TOM [5] d’accéder à une forme d’autonomie, que ce soit énergétique, alimentaire... Le combat est beaucoup plus large. »

« Le plus grand projet au monde de centrale électrique »
Il y a bien cependant un projet qui ajoutera de l’énergie solaire au mix énergétique guyanais. Un gros chantier pour une puissance somme toute limitée : 10 MW le jour et 3 MW la nuit, là où la vieille centrale de Dégrad-des-Cannes a une puissance de 108 MW. Sa mise en service est prévue mi 2023. Celui-ci est porté par des acteurs privés : Hydrogène de France, la société anonyme de la raffinerie des Antilles et le fonds d’investissement en infrastructures Meridiam. Son coût est estimé à cent millions d’euros. Une autre modification de la PPE a en effet été validée lors de la dernière assemblée plénière de la collectivité territoriale de Guyane avant les élections régionales : la possibilité de recourir à « des solutions d’énergies renouvelables avec stockage d’énergie longue durée (en particulier hydrogène) ». La Centrale électrique de l’ouest guyanais (CEOG) est même présentée sur le site du projet comme « le plus grand projet au monde de centrale électrique stockant des énergies renouvelables intermittentes grâce à l’hydrogène ». L’installation de cette centrale va entraîner la déforestation de soixante-dix-huit hectares de forêt équatoriale dans l’enceinte du Parc naturel régional. Et chamboulera le mode de vie de villageois tout proche. Elle sera en effet située dans un espace de chasse et de pêche fréquenté entre autres par les habitants du village amérindien kali’na de Prospérité. La centrale « ne consomme[ra] que du soleil et de l’eau », assure-t-on tout à fait sérieusement sur le site du projet, faisant fi des quantités énormes de matières premières [6] – dont des minéraux rares — nécessaires au stockage de l’hydrogène...

Enfin, la Guyane attise aussi l’appétit de la multinationale Total qui, via sa filiale Quadran Caraïbes, a un projet solaire d’une puissance de 20 mégawatts sur une surface de cent hectares aujourd’hui boisés sur le littoral guyanais, ainsi que le révélait le média Guyaweb. En septembre 2020, l’ancien préfet de Guyane opposait un refus à la demande de permis de construire, qui faisait entre autres l’impasse sur l’étude d’impact environnemental.
Solution : installer du photovoltaïque sur des surfaces déjà artificialisées
Comment répondre à la demande énergétique guyanaise, une fois la vieille centrale diesel de Dégrad-des-Cannes fermée ? Le président de Guyane Nature Environnement propose d’installer du photovoltaïque sur des surfaces déjà artificialisées ou perturbées, comme les zones commerciales ou le lac du barrage hydroélectrique de Petit-Saut. Il suffirait, selon lui, de couvrir de panneaux solaires flottants une infime partie des 36 000 hectares pour produire l’électricité nécessaire aux activités des 300 000 habitants de la Guyane.
L’opposition propose de faire confiance aux énergies renouvelables qui peuvent, si elles sont savamment mixées, assurer la production d’électricité nécessaire à la Guyane, sans recourir au thermique de manière structurelle. C’est ce que montrent les scénarios de l’Ademe et ce que proposait le syndicat des énergies renouvelables (SER) pour remplacer la centrale de Dégrad-des-Cannes en 2018. Ces acteurs soulignent la possibilité, dans l’attente du développement des énergies renouvelables, de recourir au thermique de manière transitoire, sous forme de groupes électrogènes en conteneurs activables à la demande. Ceux-ci sont déjà utilisés par EDF, notamment pour approvisionner l’ouest de la Guyane en électricité. « Cela permet de gagner du temps pour monter de vrais projets durables », explique Rémi Girault. « Ce n’est pas la peine de se lancer dans une centrale énergétique qui, elle, est faite pour polluer durablement. » François Kuseni ajoute : « On est face à une vieille garde qui n’a pas pris le virage des énergies renouvelables. »