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En Iran, le drame de l’assèchement du « fleuve Fertile »

L’ancienne capitale iranienne Isfahan voit son fleuve disparaître, soumis à la croissance démographique, au changement climatique et à des cultures intensives. En aval de la ville, les récoltes des paysans de Varzaneh pâtissent de cet assèchement et le lac de Gavkhuni a disparu.

La région d’Isfahan (Iran), située dans une contrée semi-désertique, doit sa prospérité aux ondulations d’un cours d’eau : le Zâyandeh-Roud. « Le fleuve Fertile » — sa signification littérale, en persan — naît dans les hauteurs de la chaîne montagneuse du Zâgros, abondement arrosées par des nuages venus de Méditerranée et de l’océan Indien. Son lit s’élargit au fil de ses rencontres avec des rivières et des ruisseaux saisonniers.

Le Zâyandeh-Roud traverse la ville d’Isfahan, troisième cité iranienne en nombre d’habitants (près de quatre millions). Le cours d’eau est guidé, détourné et pompé pour nourrir les besoins et les activités des Isfahanais. Le charme de la ville est intrinsèquement lié à son fleuve et à ses flots. Au cœur de la cité, un pont fait figure d’égérie pour les cartes postales : le Si-o-Seh-Pol. Les promeneurs déambulent sur ses pierres, cherchent la moiteur dans ses recoins ombragés, pique-niquent, partagent leurs instants de quiétude, de peine et vivent leurs amours naissants au creux de ses arches. Une touche de poésie enveloppe l’édifice, largement sublimée par le spectacle de ses trente-trois arches se reflétant dans l’eau du Zâyandeh-Roud.

Le Zâyandeh-Rood prend sa source dans les monts Zâgros, son cours traverse Ispahan (« Isfahan » sur la carte) et débouche dans la zone humide de Gavkhuni, dont le lac est aujourd’hui à sec.

Cette scène est de plus en plus rare. L’ancienne capitale safavide est atteinte d’un mal récurrent : l’assèchement de son « fleuve Fertile », qui laisse souvent place à une terre craquelée où se reflète, désormais, la nostalgie d’un temps où l’eau coulait sous les arches. Ses retours épisodiques — et pour moins d’un mois par an — provoquent des scènes de liesse chez les Isfahanais.

Les utilisateurs se font de plus en plus concurrence pour l’accès à la ressource

« Ce n’est pas d’une histoire de l’eau à Isfahan dont je vais vous parler, mais plutôt d’une histoire sans eau », lance gravement Jean-François Coulais, en guise d’introduction. Le mercredi 11 avril, dans le cadre de la Semaine culturelle d’Isfahan, ce géographe était invité à une conférence sur la question de l’eau en Iran. « Il n’y a plus d’eau dans cette rivière, pourtant il y a de l’eau partout dans la ville, parfaitement intégrée à la structure urbaine, observe, à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, le titulaire d’un doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Les vannes, les canaux, les systèmes de drainage montrent à quel point Isfahan investit massivement pour garder sa ville verte. »

Ces investissements ont dirigé plus d’eau vers Isfahan qu’il n’y en a jamais eu. « Entre 1946 et aujourd’hui, remarque Jean-François Coulais, les constructions de tunnels et de barrages ont permis le doublement de la capacité de production d’eau du Zâyandeh-Roud. » Pourquoi le lit du Zâyandeh-Roud est-il vide ? L’eau est captée en amont et circule dans des tuyaux destinés à approvisionner les cultures, l’industrie, les activités et les besoins d’une population croissante. Au cours des 60 dernières années, la population du bassin versant est passée de moins d’un million à près de quatre millions, allant de pair avec le développement socio-économique de la région. Dans le même temps, les températures ont augmenté constamment, tandis que les précipitations annuelles ont diminué. À mesure que l’écart entre la disponibilité de l’eau et sa demande augmente, les utilisateurs se font de plus en plus concurrence pour l’accès à la ressource.

Le Si-o-Seh-Pol enjambe le lit asséché du Zâyandeh-Rood.

« Ce fleuve a tout d’un système sous perfusion, approvisionné par des importations d’eau provenant d’autres rivières, d’autres régions d’Iran, explique le géographe. Nous assistons à un phénomène de massification industrielle et systématique du transport et de l’approvisionnement en eau. » Et si, fait remarquer Jean-François Coulais, « au-delà de 40 % de l’utilisation d’une ressource, on entre dans une zone dangereuse, Isfahan atteint, selon les années, entre 83 et 87 % d’exploitation de l’eau ! » Le précieux liquide, indispensable à la vie, est de moins en moins qualitatif à cause de sa surexploitation. Sa qualité pâtit, de plus, des déversements de pesticides et de fongicides par des agriculteurs.

Pour ne rien arranger à ce triste tableau, une partie des eaux du Zâyandeh-Roud est partagée avec Yazd, une autre oasis au milieu du désert et… ville natale de l’ancien président Mohammad Khatami. Le canal, creusé pour la desservir, passe par Kerman, chère à un autre ex-président, feu Hachemi Rafsandjani. Elle permet, par la même, d’irriguer ses champs de pistache. Hachemi Rafsandjani est l’un des premiers exportateurs du pays.

« C’était une magnifique réserve naturelle, elle n’est que désert » 

Traditionnellement desservis par les flots du Zâyandeh-Roud, les paysans de Varzaneh et d’autres villages situés à l’est d’Isfahan apparaissent comme les premiers perdants de cette gestion de l’eau. Leurs récoltes se meurent, grillées au feu des rayons du soleil. En mars dernier, à Isfahan, ils ont manifesté pour réclamer le bon respect de leur droit à l’eau.

En 2013, déjà, après des manifestations des mêmes paysans de Varzaneh, le procureur du tribunal révolutionnaire d’Isfahan, Ghazi Mohammad Reza Habibi, avait reconnu la mauvaise gestion de la redistribution d’eau par certains anciens responsables du ministère de l’Énergie.

À quelques encablures de la ville ancienne de Varzaneh, aux vestiges datant de 5.000 ans, le Zâyandeh-Roud finissait sa course dans une zone humide, Gavkhuni. Elle ne l’atteint plus. « C’était une magnifique réserve naturelle, raconte Jean-François Coulais. Des espèces rares d’oiseaux y vivaient et, aujourd’hui, elle n’est que désert. »

La « zone humide » de Gavkhuni.

Devant ce constat, le géographe invite, dans la conclusion de son intervention à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, à aller de l’avant : « Il ne s’agit pas de revenir en arrière, l’histoire n’est pas équipée d’une manivelle de retour. Mais apprendre de l’histoire de l’eau à Isfahan et en Iran est une occasion de réfléchir aux choix que nous faisons dans la gestion de l’eau. C’est poser, aussi, la question de la croissance et de la production, injonctions qui réduisent drastiquement la quantité nécessaire d’eau renouvelable donc chacun d’entre nous peut disposer. »

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