En Syrie et en Irak, le trafic de faucons vivants explose

La capture d'oiseaux sauvages est un gagne-pain mais aussi un sport traditionnel. - © Jérôme Poulalier, L'Effet Faucon (AHRC, Jordanie, 2018)
La capture d'oiseaux sauvages est un gagne-pain mais aussi un sport traditionnel. - © Jérôme Poulalier, L'Effet Faucon (AHRC, Jordanie, 2018)
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Monde AnimauxEn Syrie et en Irak, l’effondrement des institutions pendant la guerre a donné un nouvel essor à la capture de faucons. Autrefois pratiquée à petite échelle au Moyen-Orient, elle est aujourd’hui au cœur d’un trafic international.
Souleimaniye (Irak), reportage
Le vendredi avant la grande prière, les ruelles du bazar de Souleimaniye, dans la région autonome du Kurdistan d’Irak, se remplissent pour le grand marché. Cachée sous un pont, l’une d’elles grouille particulièrement de vie : des dizaines d’oiseaux exotiques — perruches, canaris, perroquets — s’égosillent dans des cages suspendues au-dessus des étals, où sont empilées des boites pleines de tortues, d’écureuils et de perdrix choukars (Alectoris chukar), animal national du Kurdistan irakien.
Vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile, Korsh Ararat, un ornithologue irakien, se faufile dans les méandres du marché à la recherche d’une marchandise bien particulière : un faucon pèlerin.
Partout, il se heurte à la même réponse, méfiante : « On n’en vend pas, c’est interdit. » En insistant, il obtient sans difficulté le numéro de téléphone d’un vendeur, Hisham [*], qui nous rencontre sur les toits du bazar, vêtu du traditionnel pantalon bouffant kurde. Ce n’est pas encore la saison des faucons, explique-t-il, mais il assure qu’il en aura bientôt, ainsi que d’autres rapaces.

Et il ne manque pas de fournisseurs. Le trafic de faucons vivants se pratique depuis de nombreuses années dans la région, mais des années d’instabilité en Irak et en Syrie lui ont donné un nouvel essor. Au besoin d’argent des locaux s’ajoute en effet une absence de contrôle des autorités. Or l’ampleur croissante de cette pratique risque de précipiter le déclin de ces espèces, dont certaines sont déjà en voie de disparition.
C’est dans les années 1970 que la demande a, tout d’abord, explosé dans les pays du Golfe — l’envolée du cours du pétrole ayant boosté la croissance économique. La fauconnerie, un sport qui consiste à chasser avec des faucons, y reste un loisir très prisé. Sur place, ces oiseaux se vendent pour des dizaines de milliers de dollars.

Chaque automne, des milliers de faucons pèlerins (Falco peregrinus) et de faucons sacres (Falco cherrug) survolent le Moyen-Orient en route vers l’Afrique. Les plaines semi-arides du nord de l’Irak et de la Syrie, au pied des montagnes kurdes, sont l’un de leurs terrains de chasse favoris.
C’est aussi celui des braconniers, qui profitent de ces paysages ouverts pour suivre les rapaces sur de longues distances. Ils les attrapent avec des appâts vivants – des pigeons portant sur leur dos une nasse en fil de fer, dans lequel les serres des faucons restent enlisées. Ce piégeage se pratique depuis des siècles dans la région : en attestent les bas-reliefs d’Égypte ancienne, qui figurent des rois chassant avec des rapaces. Mais la pratique a aujourd’hui atteint une échelle sans précédent.
Un business tentaculaire
« À l’origine, les oiseaux étaient capturés en petits nombres, pour chasser un nombre limité d’espèces, et généralement relâchés après quelques saisons, selon Nashat Hamidan, un écologiste jordanien qui a fondé un centre de réhabilitation pour les rapaces en Jordanie. Mais aujourd’hui, posséder des faucons est devenu une question de prestige. »

Un réseau tentaculaire de chasseurs s’est donc développé en Syrie, en Jordanie ou en Irak pour répondre à cette demande croissante. « Nous nous sommes spécialisés dans les faucons dans les années 1980, quand des fauconniers du Golfe sont venus chasser ici, explique Abu Saddam, qui vit à Al-Tash, un village reculé du nord-est syrien. C’est devenu un business. »
Abu Saddam nous rencontre dans sa maison d’Al-Tash en compagnie de plusieurs chasseurs et de deux faucons encapuchonnés qu’il n’a pas encore vendus. Il affirme en avoir piégé une dizaine au cours des vingt dernières années. Selon plusieurs chasseurs basés dans différentes parties de la Syrie, les oiseaux peuvent se vendre à des trafiquants locaux pour plusieurs milliers de dollars selon leur taille, leur poids et leur espèce. Les pèlerins et les sacres, qui sont les espèces les plus prisées, peuvent atteindre 30 000 dollars (28 000 euros). Les laniers, plus communs, valent parfois moins de 1 000 dollars (932 euros).
Un phénomène en plein essor
Le trafic de faucon était déjà très populaire en Syrie avant la guerre. En 2009, la ville d’al-Rahiba — surnommée la « capitale des faucons » — comptait 170 vendeurs enregistrés. Mais ce trafic était en partie contrôlé par l’État syrien : la chasse aux faucons et leur vente à l’export étaient officiellement interdites, même si les pénalités à l’encontre des chasseurs étaient très faibles.
Depuis 2011 et le début de la guerre civile, les institutions gouvernementales se sont effondrées et la chasse se fait au vu et au su de tous. Dans le nord-est de la Syrie, aujourd’hui contrôlé par une administration autonome menée par les kurdes, la chasse est même tolérée par les autorités, qui ont laissé les chasseurs s’organiser en « association ».
« Nous sommes passés d’une soixantaine de membres dans notre fondation en 2019 à plus de 900 aujourd’hui, se félicite Abu Jassem, président fondateur de l’association des chasseurs de faucons de Qamishli, capitale officieuse de la région autonome. Et c’est sans compter les associations de Raqqa ou Deir-ez-Zor, où la chasse est très pratiquée. »

Elle a aussi gagné en popularité durant la guerre à cause de l’effondrement de la livre syrienne (SYP), passée de 254 SYP pour 1 euro début 2015 à 9 9545 SYP en mai 2023. Comme les faucons sont vendus en dollars, leur valeur a explosé localement dans une économie paralysée, où les salaires du secteur public tournent autour de 100 000 SYP (une quinzaine d’euros).
« Avant, nous étions quelques dizaines dans le village à chasser. Mais avec la crise économique, tout le monde s’y est mis », résume Abu Saddam. Dans le nord de l’Irak, la chasse est en plein essor pour des raisons similaires : une grande pauvreté dans les zones rurales, et l’impuissance des autorités à enrayer ce trafic. Le piégeage se pratique notamment dans les « territoires disputés », réclamés à la fois par Erbil et par Baghdad. Ni l’État central ni le gouvernement autonome kurde n’y ont une assise forte, et les chasseurs profitent du flou légal qui y règne pour opérer en toute impunité.
Des espèces en péril
Une fois capturés, les faucons sont pris en charge par des circuits régionaux bien rodés de trafiquants. En Irak, ils sont parfois vendus directement sur les marchés, mais les oiseaux les plus précieux sont souvent vendus directement sur les réseaux sociaux à des clients basés dans le Golfe.
Dans le nord-est syrien, ils sont généralement vendus à des trafiquants basés à Damas ou à l’étranger, via des intermédiaires locaux qui se déplacent pour des enchères organisées juste après leur capture. D’après les récits concordants de trois chasseurs et deux trafiquants en Syrie, les oiseaux sont anesthésiés et transportés en voiture jusqu’à Damas ou en Irak. De là, ils poursuivent leur route via le Liban, l’Irak ou la Jordanie, en direction du Golfe.

Mais l’appétit sans borne des fauconniers n’est pas sans conséquences. Le sacre est en danger d’extinction, les populations de faucons laniers (Falco biarmicus) sont en déclin, et d’autres rapaces souffrent indirectement de la chasse parce qu’ils sont parfois confondus avec les faucons.
« Les gens chassent tout ce qui bouge en Irak, déplore Ararat. Depuis la guerre, ils se sont mis à aller chercher les poussins au nid, y compris les percnoptères d’Égypte, pensant que ce sont des faucons. » Les percnoptères sont aussi menacés d’extinction.
Un gagne-pain... mais aussi un sport traditionnel
Bien que tous les pays de la région soient membres de la Cites, ni l’Irak ni la Syrie ne parviennent à respecter leurs engagements internationaux. Cette convention internationale, qui régule le commerce des espèces sauvages, interdit la vente des faucons depuis les années 1980. Dans le nord-est de la Syrie, les associations de chasseurs récemment créées délivrent même des cartes de chasse afin de permettre aux chasseurs de passer plus facilement les check-points avec leurs armes et leur matériel.

En Irak comme en Syrie, les chasseurs sont prêts à tous les risques pour mettre la main sur un faucon, quitte à y laisser leur peau. La capture des oiseaux les amène parfois en lisière de champs de mines, dans des zones reculées où opèrent encore des cellules djihadistes. « C’est une véritable addiction, explique Abu Saddam. Même si je n’arrivais plus à en vendre, je continuerais à chasser. » Il estime même dépenser chaque automne des centaines de dollars pour financer ses parties de chasse. Si certains se sont mis au piégeage par besoin d’argent, d’autres le voient en effet surtout comme un sport traditionnel qui leur permet de renouer avec leurs racines. Ils passent plusieurs mois dans le désert, entre hommes, s’évadant brièvement d’un quotidien parfois pesant.
Peu ont conscience des conséquences de cette pratique. Ils se présentent au contraire comme des amoureux de la nature, et affirment qu’ils veulent gérer durablement cette ressource, « en régulant les périodes de chasse et en interdisant l’emploi de poisons », explique Abu Jassem.
Les ornithologues, quant à eux, désespèrent de voir ce trafic enrayé avant la disparition de ces espèces, symboles de force et de résilience au cœur du désert.