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ReportageClimat

En Tunisie, l’oasis de Tozeur se meurt

La zone hôtelière de Tozeur a contribué au tarissement des ressources en eau.

À Tozeur, la plus grande des oasis tunisiennes, les récoltes de dattes sont en danger. Les plantations de ces fruits d’ordinaire rentables subissent de plein fouet les conséquences du changement climatique et de la mauvaise gestion de l’eau.

Tozeur (Tunisie), reportage

En ce matin sec de janvier, à l’heure où le soleil saharien n’a pas encore fait monter le thermomètre, Amor travaille son bout de palmeraie. « Je ne sais pas pourquoi je m’obstine à l’entretenir, dit-il. Cette année, la récolte est une catastrophe, j’ai presque tout perdu . » Dans les parcelles jouxtant la sienne, les régimes de dattiers sèchent par centaines sur les arbres. Quatre mois après le début de la récolte, personne n’est venu les cueillir tant les fruits sont abîmés. 

Située aux portes du Sahara, dans le sud-ouest de la Tunisie, l’oasis de Tozeur connaît depuis deux ans des saisons particulièrement rudes. « C’est la deuxième année consécutive que les agriculteurs n’arrivent pas à vivre de leurs récoltes. C’est en grande partie en raison du changement climatique, qui amène sécheresse et maladies », explique Salem Ben Slama, membre de l’association locale La Ruche. 

© Gaëlle Sutton/Reporterre

L’oasis, vieille de 4 000 ans, rempart contre la désertification, abrite une biodiversité fragile. Cet écosystème vulnérable, qui repose sur une culture à trois étages (maraîchage, arboriculture, culture des palmiers-dattiers), est désormais menacé. Les ressources en eau sur lesquelles repose le système oasien arrivent en fin de course, et les nouvelles extensions en monoculture de la palmeraie ne font qu’accélérer le tarissement des nappes. Pour les associations locales, il faut à tout prix que l’État tunisien déclare l’urgence climatique dans les oasis. 

L’ancienne oasis de Tozeur. Au premier plan, la zone de Ras el Ain qui abritait autrefois une centaine de sources. © Aïda Delpuech / Reporterre

Qui dit oasis dit eau. « Sans eau, on ne peut rien faire », dit Karem Dessy, président de l’association de sauvegarde de la médina de Tozeur. Jusqu’à peu, l’eau jaillissait encore naturellement : « Nous avions des centaines de sources, qui alimentaient la principale rivière de l’oasis », décrit Karim Kadri, ingénieur et chercheur en phœniciculture (culture du palmier dattier) à Tozeur. La répartition de l’eau entre les cultivateurs obéissait à un ingénieux système d’irrigation hérité du XIIIᵉ siècle, qui permettait un accès gratuit et équitable à la ressource. Mais les jaillissements spontanés ont commencé à s’épuiser avec l’implantation de nouvelles extensions autour de l’ancienne palmeraie, dans les années 1970. Aujourd’hui, ces extensions représentent 63 % de la superficie oasienne totale en Tunisie.

Exemple de forage installé pour pomper l’eau. © Aïda Delpuech / Reporterre

À l’époque, l’État tunisien a privatisé la ressource et mis sur pied des forages électriques pour extraire l’eau en grande quantité. L’eau est alors devenue une ressource privée et payante pour les agriculteurs, et les forages ont pu atteindre plusieurs centaines de mètres de profondeur. Rapidement, les niveaux ont baissé et la source principale de l’oasis, Ras el Ein, s’est tarie à la fin des années 1990. 

Ce qu’il reste de la source de Ras el Ain qui permettait autrefois d’irriguer toute la palmeraie. © Aïda Delpuech / Reporterre

Cette source permettait l’irrigation de l’intégralité de l’oasis. « Il y a encore vingt ans, toute cette zone était couverte de vert », soupire Mohamed Jhimi, agriculteur et responsable d’un groupe agricole de Tozeur, devant une étendue désormais gagnée par le sable et quelques attractions touristiques. « Par ces pompages, l’État a sacrifié ce que nous avons de plus précieux », dénonce Karem Dessy. En parallèle, plusieurs établissements hôteliers se sont implantés à la lisière de l’oasis, installant leurs propres forages pour alimenter piscines et thermes. 

Les acteurs locaux dénoncent une gouvernance de l’eau bancale, ainsi que le laisser-faire vis-à-vis des forages anarchiques qui se sont disséminés, notamment au niveau des nouvelles extensions. « Je vois certains investisseurs agricoles pomper l’eau dès 7 h du matin jusqu’à 18 h, tous les jours, alors qu’il ne faut arroser qu’une à deux fois par semaine. Personne ne les en empêche, et ils ne sont pas conscients qu’ils finiront par noyer leurs exploitations avec ce trop plein d’eau », s’inquiète Karim Kadri. 

Mohamed Jhimi, agriculteur et responsable d’un groupe agricole de Tozeur, dans la palmeraie familiale. © Aïda Delpuech / Reporterre

À ce rythme, l’oasis ne dispose que d’un siècle avant que les eaux souterraines ne se tarissent entièrement, selon les hydrogéologues de la région. « Ensuite, il faudra patienter 33 000 ans pour que les ressources se régénèrent », ajoute Karim Kadri. D’ici là, l’approvisionnement en eau de mer dessalée sera l’unique option de survie pour l’oasis. 

Au tarissement des ressources en eaux souterraines s’ajoute depuis quelques années l’impact, de plus en plus visible, du dérèglement climatique. Depuis deux ans, une maladie, communément nommée « boufaroua » (tetranychidae), s’attaque férocement aux dattes. Il s’agit d’un acarien qui enrobe le fruit d’une toile, empêchant ainsi son mûrissement. « C’est une catastrophe pour nos dattes, et c’est directement lié au changement climatique, dont les phénomènes s’intensifient depuis deux ans », affirme Karim Kadri. 

Une ouvrière d’une unité de triage de la palmeraie montre les dégâts causés par la maladie « boufaroua ». © Aïda Delpuech / Reporterre

Ces dernières années, la pluviométrie de la région est au plus bas. Le mois de novembre 2021 figure parmi les plus secs jamais enregistrés en Tunisie, avec un déficit en eau de 50 % par rapport aux valeurs de référence. Les températures sont quant à elles à la hausse, avec des records durant l’été 2021, lors duquel la chaleur a pu atteindre 48 °C à l’ombre. 

Une parcelle abandonnée de l’ancienne oasis, ravagée par la sécheresse. © Aïda Delpuech / Reporterre

Ces deux phénomènes offrent des conditions très favorables à la prolifération de la maladie dans l’oasis. « D’habitude, une simple pluie pouvait suffire pour nettoyer naturellement les palmiers et éliminer les acariens, explique Karim Kadri. Aujourd’hui, l’acarien s’est installé, et il nous faut traiter artificiellement. »

À gauche, une extension récente fait face à l’ancienne oasis d’El Hamma, à quelques kilomètres de Tozeur. © Aïda Delpuech / Reporterre

L’intensification de la sécheresse et des périodes de chaleurs ont aussi pour conséquence le déclin du microclimat oasien. Des trois strates qui composent l’écosystème oasien — maraîchage, arboriculture et phœniciculture — seule la supérieure demeure, celle des palmiers-dattiers. 

C’est cependant cette « symphonie végétale » qui permet de lutter contre la désertification et l’évaporation des sols, régulant l’humidité dans les cultures et apportant brillance et sucre aux dattes. C’est aussi grâce à ce microclimat que les invasions de maladies peuvent être évitées. « On assiste à la destruction du patrimoine génétique de l’oasis », alerte Karem Dessy. 

Dans de nombreuses parcelles, les régimes de dattes sèchent sur les palmiers. © Aïda Delpuech / Reporterre

Les retombées économiques de ces changements liés au climat sont sans précédent. « C’est très grave, près de 40 % des agriculteurs de Tozeur n’ont rien vendu cette année et le reste a bradé sa récolte », dit Salem Ben Slama.

D’habitude, Amor parvenait à vendre sa récolte pour 25 000 dinars tunisiens (7 600 €), mais cette année la recette est maigre, s’élevant à peine à 1 000 dinars (304 €). Les intermédiaires du marché ont par ailleurs profité de la crise du Covid-19 et de l’arrêt momentané des exportations en 2019 pour faire pression sur les agriculteurs, les obligeant à casser leurs prix. « Ce sont les conditionneurs et les exportateurs qui se remplissent les poches et tuent les agriculteurs », dénonce Chaker Bardoula, agriculteur et ancien président de la chambre régionale d’agriculture.  

Vendeur de dattes au marché de la vieille ville de Tozeur. Cette année, les recettes sont maigres. © Aïda Delpuech / Reporterre

Avec l’accumulation des mauvaises récoltes et l’augmentation des prix de production, les agriculteurs ne parviennent plus à joindre les deux bouts et voient leurs dettes liées au pompage de l’eau s’accumuler auprès de la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG). 

Pour Salem Ben Slama, il devient pressant d’instaurer un état d’urgence climatique pour les oasis : « L’État doit intervenir, car ce qui nous guette dans les prochaines années, c’est un exode en masse des populations oasiennes. »

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