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Armée

En luttant contre les pirates, l’armée protège la surpêche

Des militaires étasuniens à bord d'un bateau suspecté d'appartenir à des pirates, en 2009, dans le golfe d'Aden.

Les navires occidentaux sont régulièrement escortés par l’armée le long des côtes africaines où la piraterie est fréquente. Parmi ces bateaux, d’énormes bâtiments de pêche qui vident ces eaux de leurs poissons, contribuant à pousser des pêcheurs locaux vers cette « guérilla maritime ».

60 % de la population mondiale vit à moins de 60 kilomètres du littoral. Ce chiffre devrait passer à 75 % dans les trente années à venir. Une partie importante de l’humanité dépend donc de la mer pour sa sécurité alimentaire et sa stabilité économique. Mais que se passe-t-il quand l’océan se vide de ses poissons ? En quoi l’effondrement de la biodiversité marine peut-il être un facteur de déstabilisation et générateur de conflits ? En quoi la surpêche et l’épuisement des stocks halieutiques peuvent-ils générer de la piraterie ?

Interpol, l’organisation internationale de police criminelle, a créé une sous-direction de la sécurité environnementale, qui constate que la pêche illégale « met en péril la durabilité des ressources biologiques qui menace la stabilité économique, sociale et politique des communes côtières ».

Un lien entre surpêche et piraterie

À Brest, le MICA Center (Maritime Information Cooperation and Awareness Center), a été créé par la Marine nationale en 2016 pour centraliser les informations relatives à la piraterie partout dans le monde. Le MICA constate qu’après un pic en 2011 dans le golfe d’Aden [1], la piraterie a refait son apparition ces dernières années, cette fois-ci dans le golfe de Guinée. La piraterie est un phénomène résiduel ancien qu’on retrouve dans toutes les mers du monde. Mais des études « qui retiennent toute l’attention de l’armée », selon le service de communication de la marine nationale interrogé par Reporterre, tendent à établir un lien entre surpêche et piraterie.

Dans un rapport de l’UNDOC, l’Office des Nations unies contre le crime et la drogue, financé par le ministère des Affaires étrangères du Danemark [2], on peut lire que dans le golfe de Guinée, l’explosion des actes de piraterie a un lien avec la dégradation de l’environnement et la surpêche. En effet, 60 % des espèces de poissons présentes dans le golfe de Guinée se reproduisent dans le Delta du Niger, endroit ravagé par l’industrie pétrolière. Outre que cette pollution met en péril la santé des habitants, elle détruit leurs moyens de subsistance au premier rang desquels, la pêche. Le rapport note ensuite que le mode opératoire des pirates laisse penser que ceux-ci sont d’anciens pêcheurs [3]. Ce que confirment des sources sur place : après la destruction de leur moyen de subsistance, beaucoup de pêcheurs se sont tournés vers une activité criminelle.

Quant au site spécialisé sur les questions de défense Opex360 zone militaire, il estime que si les causes de la piraterie sont multiples, la Somalie comme les pays littoraux du golfe de Guinée où elle sévit sont des États touchés par la surpêche.

Carte montrant l’expansion des attaques de pirates somaliens sur des navires de transport entre 2005 et 2010. © Sémhur / Wikimedia Commons / CC-BY-SA-3.0

Le 1ᵉʳ janvier 2021, l’opération Atalante, un déploiement militaire européen visant à sécuriser le trafic dans le golfe d’Aden, était reconduite pour deux ans. Mise en place fin 2008, Atalante se voulait à l’origine une opération d’antipiraterie ayant pour objectif la sécurisation des côtes somaliennes, longue de 3 000 kilomètres et d’où partaient la majorité des pirates.

Loïc, ancien de la marine nationale, a participé à cette opération en 2011. « Que l’armée reconnaisse le lien entre surpêche et piraterie c’est une bonne chose. Mais c’est un peu hypocrite, car l’antipiraterie, menée par l’armée, vise aussi à protéger cette surpêche des attaques des pirates », dit-il à Reporterre.

« Ce qu’on nous avait présenté était la vision de l’armée, pas ce que j’ai vu »

En 2011 le marin a suivi une formation antipiraterie d’un mois à Lorient, comportant des cours sur le maniement des armes, les protocoles à suivre en cas d’attaque et une brève présentation des objectifs de la mission. « C’était très rudimentaire : pourquoi la France était-elle présente dans ces eaux ? Qui sont les pirates ? Et quelques éléments sur le contexte de la région ? J’ai découvert plus tard que ce qu’on nous avait présenté était la vision de l’armée, pas ce que j’ai vu. »

Loïc a débarqué sur un thonier senneur de plus de 80 mètres de long de la Compagnie française du thon océanique (CFTO) de Concarneau. Une équipe de cinq à sept militaires s’est installée sur le bateau, équipé de barbelés sur le tour de la coque pour éviter l’abordage, de snipers, de mitraillettes et d’une mitrailleuse lourde de 12,7 millimètres, aux munitions capables de percer les coques. « C’était surréaliste : le bateau de pêche s’était transformé en forteresse », déclare Loïc.

Le « Gerald Jean III » et le « Gerald Jean IV », des thoniers senneurs français de 32 mètres de long. CC BY-SA 3.0 Jean-Pierre Bazard / Wikimedia Commons

Loïc passait ses journées à scruter l’horizon sans que rien ne se passe. « Forcément, je me suis mis à regarder les pêcheurs travailler. » Le thonier sur lequel opérait Loïc a reçu cette année-là une distinction accordée au bateau qui rapporterait le plus gros tonnage. « La salabarde, une sorte de grande épuisette pour ramener le poisson à bord, peut soulever 7 tonnes. En tout, le bateau avait un tonnage de 1 200 tonnes. À remplir en un mois et demi. Quand tu vois ça, tu te demandes si vraiment on va vider les océans. C’est typiquement le genre de bateau qui est montré du doigt quand on parle de surpêche. »

Dans la salabarde, les thons sont mélangés avec d’autres espèces, dont certaines sont protégées (requin, dauphin, raie manta, poisson lune). « Il y a un protocole de remise à l’eau, mais les pêcheurs ne le suivaient pas. Certains en profitaient même pour récupérer les ailerons de requins. » Pour ne pas s’encombrer de déchets, les pêcheurs jetaient tout par-dessus bord. « Un jour, un mécanicien a balancé un fût d’huile hydraulique dans l’océan. » Et de poursuivre ironique : « Moi, j’étais là sur le pont avec mon écusson bleu-blanc-rouge. J’ai mieux compris pourquoi, à la formation, on m’avait parlé du devoir de réserve et de clause de confidentialité. »

« Les "intérêts de la France" ce jour-là, c’était de vider les océans ? »

Un jour, une embarcation s’est approchée à vive allure. Le jeune marin a suivi le protocole : des tirs de sommations de plus en plus rapprochés à mesure que le bateau se dirigeait vers le thonier. En 2009, un autre navire de la CFTO s’était fait attaquer à la roquette par des pirates somaliens. « C’est la limite à ne pas dépasser. Dès qu’on est à portée de tir de RPG-7, on passe du tir de sommation au tir létal. » Loïc s’est rendu compte que sa mission n’était pas que dissuasive. « Je pouvais aussi potentiellement tuer. » Cela a été le déclic : « Mais tuer qui ? Et pour défendre quoi ? Les "intérêts de la France" comme on te le rabâche tout le temps, ce jour-là, c’était de vider les océans ? Le mec en face avait probablement mon âge et devait peser 30 kilos de moins que moi. Si j’étais Somalien, bloqué entre la sécheresse et la famine d’un côté, et le manque de poisson de l’autre, qu’est-ce que j’aurais fait ? Notre présence dans ces eaux était totalement illégitime. »

Affrontement asymétrique

Après un pic en 2011, les actes de piraterie ont baissé drastiquement dans le golfe d’Aden. L’Otan, les États-Unis, l’Union européenne, la Royal Navy britannique, mais aussi Russes, Indiens, Saoudiens, Chinois, Japonais, Ukrainien, Irlandais : toutes les flottes militaires se sont retrouvées au large des côtes de Somalie pour sécuriser les navires en transit et par là leur flotte de pêche. Frégates, hélicoptères, commandos… « Cette mise sous tension du commerce maritime international, support fondamental de la globalisation, est infligée par un petit groupe d’à peine 2 200 hommes », écrit le chercheur Jean-Michel Valantin, auteur de Géopolitique d’une planète déréglée (Seuil, 2017). On ne peut que constater la profonde asymétrie entre ce déferlement militaire et une « armada d’anciens pêcheurs, pauvres parmi les pauvres, capable de déstabiliser le commerce maritime international », poursuit-il.

Bien que les facteurs soient multiples, il est indéniable que le pillage des océans par des navires-usines et l’épuisement des stocks de poissons qui en résulte génèrent une déstabilisation des populations locales. Dans des États faillis où les armes circulent facilement, cette déstabilisation peut prendre la forme de la piraterie. Dans d’autres cas, les pêcheurs préfèrent émigrer et utiliser leur savoir-faire ailleurs. C’est le cas des Sénégalais, dont le pays est touché par la surpêche, et que l’on retrouve sur les flottes du monde entier.

« Considérez-nous comme des gardes-côtes »

Dans un entretien réalisé en 2008 par téléphone par le New York Times, un pirate déclara, alors que ses compagnons et lui venaient de détourner un cargo ukrainien : « Nous considérons comme des bandits de la mer ceux qui pêchent illégalement et déversent des déchets dans nos mers […] Nous patrouillons simplement sur nos mers. Considérez-nous comme des garde-côtes. » Des informations confirmées par des études : entre 2012 et 2016, les bateaux industriels étrangers auraient passé 90 % de leur temps dans des zones leur étant interdites.

L’effondrement d’un État à même de faire respecter ses frontières a amené toutes les flottes de pêche industrielle du monde à violer la souveraineté des eaux somaliennes. Cela explique aussi la popularité de la piraterie auprès des populations locales [4]. Pour Jean-Michel Valantin, « la guérilla maritime est le support de survie qu’ils ont adopté face à l’anthropocène ».

Pour le chercheur, un effet inattendu de la piraterie est qu’elle « a exercé un effet dissuasif sur les flottes de pêche pendant près de dix ans, ce qui a permis aux espèces marines d’entrer en résilience et aux stocks de poissons de se reconstituer ». « Je ne veux pas faire d’angélisme », observe de son côté Loïc. « J’avais en face de moi des gens armés qui venaient pour faire une prise d’otage. Mais, ce qui est certain, c’est que dans cette histoire, il n’y a ni gentils, ni méchants. » Quelques mois après son passage sur le thonier, Loïc a définitivement quitté l’armée.

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