Reportage — La balade du naturaliste
Entre les tombes du Père-Lachaise, la vie sauvage

Un renard croisé dans le cimetière du Père-Lachaise, à Paris. - © Benoît Gallot/Conservateur du Père-Lachaise
Durée de lecture : 7 minutes
La balade du naturalisteConservateur du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, Benoît Gallot nous emmène à la découverte d’une biodiversité insoupçonnée. Renards, fouines, éperviers, chouettes... Un monde vivant au royaume des morts.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.
Paris, reportage
L’automne a déposé son camaïeu jaune orangé sur les arbres du Père-Lachaise. Les bogues d’un majestueux marronnier blanc tombent, tour à tour, sur le sol tapissé de feuilles mortes. Perchée sur une croix abîmée par le temps, une corneille croasse. Silencieusement, Benoît Gallot s’enfonce dans l’étroit Chemin des chèvres : « Les renards affectionnent ce passage », chuchote-t-il, les mains blotties dans son manteau. Soudain, dans l’entrelac des ronces, un craquement brise le lointain bourdonnement de Paris. Le conservateur du cimetière s’immobilise un instant, avant de s’apercevoir que l’auteur de ce chahut n’est autre qu’un petit rouge-gorge. Pour le fantôme aux poils roux, il faudra repasser.

« J’ai envie de montrer que le Père-Lachaise, ce n’est pas juste les tombes de Jim Morrison, Édith Piaf ou Molière. Au milieu des célèbres sépultures habitent une faune et une flore captivantes. » Petit-fils et fils de marbriers funéraires, Benoît Gallot est arrivé aux commandes du Père-Lachaise en 2018. À ses heures perdues, il enfile son costume de photographe animalier et disparaît dans l’obscurité des petites allées pavées. Publiés sur son compte Instagram, ses clichés reflètent la facette plus vivante du site et sensibilisent les usagers.

« Je n’ai pas toujours eu cette fibre environnementale, reconnaît le quarantenaire. En 2010, lorsque je suis devenu conservateur du cimetière parisien d’Ivry, il ne fallait pas qu’il y ait le moindre brin d’herbe. Je considérais, comme beaucoup de gens, que tout devait être mort. » Au contact d’un ornithologue, Benoît Gallot a appris à lever les yeux. Son regard a changé. Il a découvert avec émerveillement l’apparition d’une chouette hulotte dans sa nécropole d’Ivry et a discrètement commencé à photographier la première portée de renards des lieux. La vie entre les tombes venait de reprendre son cours.

« Je me suis retrouvé en face d’un renardeau »
Huit ans plus tard, Benoît Gallot a été muté de l’autre côté du périphérique, dans le 20e arrondissement. « J’ai débarqué à la direction du Père-Lachaise et l’adaptation a été difficile », s’amuse-t-il aujourd’hui avec du recul. Personnel administratif, gardes, fossoyeurs et cantonniers, il est tenu de conduire une équipe de 80 personnes et de coordonner les 150 cérémonies annuelles avec les tournages de films et les enterrements. « J’étais triste d’apprendre qu’aucun renard ne vivait ici. J’ai laissé mon appareil photo prendre la poussière, dans un placard, deux années durant. »

À la veille du premier confinement, en février 2020, un habitué du cimetière a rapporté avoir aperçu le canidé se faufiler sous un arbuste. Étrange... Le locataire du conservatoire marque une pause dans la balade pour raconter, sourire aux lèvres, les événements qui ont suivi : « Un soir, je suis allé voir un emplacement dans le cadre d’une inhumation. J’ai coupé à travers une division et soudain, j’ai entendu un bruit dans les feuillages. En tournant la tête, je me suis retrouvé en face d’un renardeau, là, à trois mètres, mime-t-il d’un geste de la main. C’était une période dure où les familles ne pouvaient pas assister aux cérémonies et où la cadence des enterrements était intense. Cette petite boule de poils, c’était comme une bulle d’espoir. »

« Frédéric Chopin ? Prenez cette avenue, puis la première à droite. » Assis sur un banc, trois vieillards indiquent aux visiteurs perdus la direction des tombes. « Bientôt, ce seront les nôtres qu’il faudra localiser », s’esclaffe le plus âgé, en jetant des graines aux pigeons. Parmi eux, Jean-Denis est le seul à avoir croisé le chemin du goupil. « Ce qui m’a le plus marqué, relate-t-il, c’est le nuage d’oiseaux qui piaillaient en choeur, au-dessus de lui, pour avertir leurs congénères de sa présence. »

« Comment les premiers renards sont-ils arrivés là ? »
Au printemps 2020, Benoît Gallot pensait avoir identifié deux portées de trois ou quatre renardeaux. Si ses hypothèses se révèlent exactes, deux couples vivraient donc aujourd’hui au Père-Lachaise. Difficile de l’assurer pour autant. Les 43 hectares de superficie labyrinthique ne rendent pas la traque aisée. « J’ai appris à identifier les crottes. J’ai posé une caméra à détecteur de mouvements. Juste avant que la nuit tombe, quand le public déserte les lieux, j’attrape mon appareil photo et je pars à leur recherche. Parfois, c’est une heure de planque pour quinze secondes d’observation. »
« Un jour, on a retrouvé un renardeau mort, se désole l’homme. C’est triste, mais c’est la nature. J’ai assisté à une scène où la mère rapportait à manger aux petits. Il faut voir comment ils se battaient entre eux ! Les plus faibles ne récupèrent que les restes, s’il y en a. »
Selon Xavier Japiot, naturaliste chargé d’études biodiversité à la Ville de Paris, la quantité de nourriture et l’espace disponible dans le cimetière ne permettent pas d’accueillir plus de quatre individus. Nés il y a huit mois, les jeunes sont désormais autonomes. Tour à tour, ils vont quitter la célèbre nécropole pour rejoindre le bois de Vincennes ou d’autres refuges en banlieue. Une épopée qui fascine le conservateur : « Comment les premiers renards sont-ils arrivés là ? Comment ces jeunes vont-ils s’en aller ? Comment franchissent-ils le périphérique ? C’est un mystère. »

Sans les produits phytosanitaires, la nature reprend ses droits
« Avec tous les pesticides qu’on utilisait en 2015, je ne pense pas que l’écosystème offrait les ressources nécessaires à leur survie. » Benoît Gallot en est persuadé : l’arrêt progressif des produits phytosanitaires a joué un rôle essentiel dans la venue de la créature rousse au Père-Lachaise. Les sols sont plus riches en insectes, les ronces prospèrent et les animaux se délectent des baies sauvages. Les 4 000 arbres de la nécropole en font aujourd’hui le lieu le plus arboré de Paris intra muros. « Ça n’a pas toujours été simple avec les usagers, sourit le conservateur. Il y a des irréductibles pour qui ce sera toujours un manque du respect dû aux morts de voir des herbes folles autour des tombes. La notion de propreté est subjective. »
« Un perroquet ! »
Le verdissement progressif du cimetière le plus visité au monde [1] ne profite pas qu’aux renards. Chaque semaine, un agent de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) réalise un relevé précis des espèces résidant au Père-Lachaise. Mésange, pic épeiche, rouge-gorge, geai des chênes, éperviers, chouette... La moins discrète d’entre elles est assurément la perruche à collier. Posé sur un grand érable, l’oiseau tropical au plumage vert frotte son bec rouge contre une branche. « Un perroquet ! », s’écrit une petite fille, tirant sur le pull de sa mère pour attirer son attention. Échappée d’un conteneur à l’aéroport d’Orly, il y a cinquante ans, la colonie fleurit aujourd’hui dans toute la France. De quoi faire rouspéter Benoît Gallot : « Elles s’adaptent très bien aux arbres à cavité et en profitent pour déloger les pics. »

Les renards, chauves-souris, fouines et hérissons ne sont pas les seuls mammifères à rôder clandestinement dans le labyrinthe de sépultures. Une quinzaine de chats sauvages ou abandonnés ont fait du cimetière vallonné leur demeure. « Les approcher relève du miracle, murmure Vincente, un habitué. Ils sont extrêmement farouches. » Depuis le premier confinement, cet Espagnol se rend quotidiennement au rond-point Casimir Perier, dans le cimetière. Il apporte avec lui du lait et des croquettes et passe quelques heures à nourrir les petits félins.
Il est 17 h 55. Le soleil commence à décliner sur le cimetière de l’Est. À genoux sur le sol froid, trois vieilles femmes finissent de nettoyer la pierre tombale noire d’un proche. Un homme lit à ses enfants un passage du Guide du routard, devant la tombe en bronze du journaliste Victor Noir. Au loin résonne le tintement des cloches des gardiens. « Il est l’heure de laisser la vie sauvage se réveiller », conclut Benoît Gallot.