Entre meurtres et corruption, le juteux business du sable

Bubacar Darboe, blessé par balle à Faraba Banta lors d'une manifestation de 2018 contre un permis d’exploitation minière. - © Paul Boyer/Rémi Carton/Reporterre
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Monde Habitat et urbanismeEn Gambie, l’extraction du sable détruit le littoral. Ceux qui s’opposent à cette économie parallèle le paient parfois de leur vie.
Sanyang, Gunjur (Gambie), reportage
C’est un paysage lunaire de plusieurs kilomètres de long parsemé de crevasses et de dunes de sable. À quelques dizaines de mètres de la côte gambienne, pays d’Afrique de l’Ouest, des mines de sable noir à ciel ouvert s’étendent à perte de vue. La ville côtière de Sanyang est l’épicentre de ce commerce en Gambie. Dès l’entrée de la ville, des centaines de camions chargés de sable multiplient les allers-retours pour décharger leur cargaison. D’innombrables barrages de police contrôlent les voitures, sans jamais arrêter ces poids lourds. Sous une pluie diluvienne, des mineurs gambiens s’épuisent à extraire le sable à l’aide de machines chinoises.
Depuis 2018, la société minière Gambie Angola Chine (GACH Mining) exploite le sable noir, qui contient de fortes concentrations de zircon, de silice et de quartz [1]. Dirigée par Abubakary Jawara, un chef d’entreprise gambien qui est également consul général de Gambie à Pékin, cette société exporte ce sable en Chine au prix de 200 dollars la tonne, l’équivalent de 196 euros.

Dans une mine au sud de Sanyang, des mineurs exténués errent hagards. Certains somnolent sur de la tôle, d’autres prient le front au sol sur un tapis brodé. Sous un abri de fortune, douze d’entre eux fument des cigarettes chinoises, au milieu d’une odeur d’essence qui émane des machines de chantier. La plupart de ces ouvriers n’ont pas le luxe de pouvoir refuser ce travail, aussi harassant soit-il. Durant la saison des pluies, les fréquentes inondations paralysent toute la ville. Malgré la mousson, les camions franchissent frénétiquement les chemins boueux.
Sur des dunes, des mineurs scrutent les allées et venues. Tout visiteur étranger est une potentielle menace. Activistes du climat ou journalistes ne sont pas les bienvenus. S’enfoncer dans ce labyrinthe de sable, c’est découvrir une immense structure métallique aux allures de cathédrale qui trône face aux mines. Haute d’une trentaine de mètres, cette machine est utilisée pour aspirer le sable noir des nappes phréatiques, situées à plusieurs mètres sous terre.

« Cela n’a jamais été aussi rude »
Inutile de s’éloigner pour constater les ravages causés par l’exploitation du sable noir à Sanyang. L’immense carrière est bordée de petits terrains agricoles. Dans leur parcelle d’environ 1 hectare, Mariama et Aminata [*] cultivent surtout du riz et des tomates. Depuis leur jardin, on peut voir l’immense machine qui extrait le précieux sable noir. Relevant à deux mains son pagne à carreaux noir et blanc, Mariama peine à se frayer un chemin dans la parcelle envahie par les eaux. « D’un côté à l’autre du champ, tout est submergé », peste cette mère de famille.

Les années de minage du sable ont profondément abîmé les terres. À chaque épisode de pluie, l’eau peine à s’évacuer et inonde les parcelles. Le phénomène est particulièrement visible en cette fin juillet. « Toute cette eau noie les plantes et fait pourrir nos fruits et légumes, détaille Mariama. Si nous n’arrivons plus à cultiver à cause de la mine, nous ne pourrons plus nourrir nos familles. »

Le dos courbé au milieu du champ, Aminata arrache par dizaines les plants de tomates noyés par les eaux. « Cela n’a jamais été aussi rude, je ne gagne presque plus rien », regrette-t-elle la mine défaite. Les deux femmes expliquent qu’elles gagnaient auparavant entre 25 000 et 50 000 dalasis par an, soit entre 450 et 900 euros environ. Ce salaire dérisoire permettait de subvenir aux besoins du foyer. Cette année, elles craignent de ne gagner que quelques milliers de dalasis.

Face à la destruction de leur outil de travail, les jardinières de Sanyang ont bien tenté d’obtenir réparation. « Les responsables de la mine sont venus ici, raconte Mariana. Ils ont noté les noms de toutes les femmes et ont promis de l’argent. » L’agricultrice déchante quand elle apprend qu’elle ne touchera que 3 000 dalasis, soit près de 54 euros. « Nous avons accepté l’argent, car tous les produits de la ferme étaient détruits. Nous n’avions aucune autre option. »
À Sanyang, confronter les responsables de GACH Mining aux dégâts causés par l’exploitation du sable est une tâche difficile. Sur le site de la mine, seul un superviseur représente la compagnie et dirige les ouvriers. Après négociation, il refuse tout commentaire, renvoyant la responsabilité d’une interview au ministère gambien de la Géologie. Reporterre a contacté à plusieurs reprises, par téléphone, le ministère. Sans réponse.

Pillage sauvage
Au-delà de l’exploitation industrielle des précieux grains noirs, un autre fléau touche le sable gambien : le pillage sauvage qui sévit le long de la côte. Le sable blanc est tout simplement volé pour fournir en matière première les chantiers locaux. Sur une plage ou au bord d’une route, il suffit de quelques heures à une poignée d’hommes pour remplir l’arrière d’une camionnette. Ce sable sera ensuite utilisé comme remblai ou transformé en béton.
Situé au bord du fleuve Gambie, le village de Faraba Banta est particulièrement la cible des pilleurs de sable. À une centaine de mètres des maisons, une gigantesque carrière sauvage défigure le paysage. Entre les arbres, les imposantes dunes ont été creusées sur plusieurs mètres. Ici aussi, l’eau a tout inondé, donnant à la brousse des allures de marécage poisseux. Par endroits, des traces de pelles sont encore visibles, preuve que les pilleurs étaient sur place il y a peu.

À Faraba Banta, le pillage s’ajoute à l’exploitation du sable depuis 2007 par l’entreprise gambienne Julakay. Comme à Sanyang, cette surexploitation du sol sablonneux a endommagé les terres voisines, causant glissements de terrain et inondations. Face à ce désastre, les habitants ont tenté en 2018 de révoquer le permis d’exploitation minière de Julakay, sans succès. Plusieurs manifestations ont éclaté à Faraba Banta, avant d’être violemment réprimées. Le 18 juin 2018, la police gambienne a ouvert le feu sur la foule de villageois en colère, faisant trois morts. Depuis ce jour, les habitants assistent impuissants à la disparition de leur sable.

Dans les ruelles du village, peu de personnes osent évoquer le drame encore aujourd’hui. Parmi eux, Bubacar Darboe, blessé par balle. Le 18 juin 2018, ce père de 69 ans a rejoint la manifestation pour convaincre son frère de rentrer à la maison, avant que les premiers coups de feu résonnent. « J’ai essayé de m’enfuir mais je suis tombé au sol, j’ai essayé de me relever mais je n’ai pas pu. » Bubacar Darboe saignait abondamment. Il venait de recevoir une balle à la jambe droite. Traîné au sol par les forces de police, il a été lynché pendant de longues minutes. Transféré dans un hôpital de Banjul, il a survécu mais reste grandement handicapé, ne pouvant pas tenir debout sans l’aide d’un déambulateur. « Ma vie ne sera plus jamais la même. Je ne peux plus mettre de la nourriture sur la table de ma famille », souffle-t-il en montrant sa jambe scarifiée.
« Nous avons parfois peur d’être assassinés »
Face à ces pillages, des jeunes Gambiens se battent depuis plusieurs années pour dénoncer ce crime environnemental. Il faut se rendre dans la petite ville de Gunjur, dans le district de Kombo, pour observer le travail de l’association Concern Youths of Gunjur.

Depuis 2018, une centaine de jeunes replantent des arbres le long du littoral. Leur projet, intitulé « Un homme, un arbre », a porté ses fruits. Pour 350 dalasis (6 euros), un habitant peut acheter un arbre et le planter avec les membres de l’association. « Cela motive les villageois, c’est leur contribution face à cette catastrophe. Nous avons déjà planté 5 000 arbres, avec des essences telles que des cocotiers, du bois de rose et des Casuarinas », dit Buba Janneh, secrétaire général de l’association.
« Le gouvernement est impliqué dans ce crime. »
Au milieu d’une odeur nauséabonde de farine de poisson qui émane d’une usine chinoise située à 100 mètres, Buba Janneh déambule fièrement entre les cocotiers plantés récemment sur la plage. Ces arbres ne sont pas choisis au hasard, leurs racines peuvent aller jusqu’à 20 mètres de profondeur dans le sol. Cette technique permet de relever progressivement le niveau de la plage, protégeant ainsi davantage la côte et luttant contre l’érosion.

Buba Janneh milite dans la peur, car dénoncer le trafic du sable et ses conséquences écologiques peut coûter la vie. En 2020, les membres de l’association et des habitants se sont révoltés pour dénoncer l’exploitation des mines de sable à Gunjur, comme à Faraba Banta deux ans plus tôt. En quelques heures, les militaires étaient présents et menaçaient les villageois d’arrestation.
« Nous sommes tout le temps intimidés, car nous dénonçons publiquement le fait que le gouvernement soit impliqué dans ce crime. Il faut être très prudents, nous avons parfois peur d’être assassinés, pour être franc », dit le jeune homme, en s’appuyant sur l’un des arbres qu’il a lui-même planté. L’association s’attelle maintenant à planter des arbres sur la côte, en dehors de Gunjur. « Mon rêve serait de planter des arbres jusqu’à Banjul », confie Buba. Une action qui ne pourra qu’être positive, sachant que d’ici 2100, si le niveau de la mer gagne un mètre, plus de 9 % du pays pourrait être submergé, dont la capitale Banjul.