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Culture et idées

« Entropia » : comment vivre heureux après l’effondrement

Le roman d’anticipation « Entropia, la vie au-delà de la civilisation industrielle », de Samuel Alexander, campe une communauté insulaire qui a mis sur pied une économie indépendante des énergies fossiles. Un plaidoyer convaincant pour la décroissance et pour la préparation aux chocs (économiques, climatiques, politiques) à venir.

Nous sommes en 2099. La civilisation industrielle s’est effondrée depuis 70 ans déjà. Sur une île au large de la Nouvelle-Zélande, une communauté utopique fondée par un magnat de la finance qui a radicalement changé de vie à la suite d’une brutale prise de conscience, vit en autosuffisance, complètement coupée du reste du monde. Un réseau d’eau salubre et fiable, de la nourriture de qualité pour tous, des logements construits avec le soutien de la communauté, un système politique et social égalitaire, de l’électricité issue d’énergies non fossiles en quantité limitée mais suffisante pour les usages jugés essentiels, quelques petites industries, une culture raffinée… 170 ans après sa création, Entropia ressemble au rêve qu’en faisait son créateur : « Une communauté autonome et respectueuse de l’environnement dans laquelle les êtres humains seraient capables de vivre librement, paisiblement, et heureusement, sous une forme d’autogouvernement. »

Le narrateur est un habitant d’Entropia qui se charge de raconter l’histoire de l’île avec l’espoir qu’elle serve de « lanterne dans les moments sombres et troublés qui sont devant nous ». Pendant les décennies qui suivent la création de la communauté, l’expérience dépend de la fortune du fondateur, qui finance les livraisons régulières d’outils, de médicaments, de tissus, de machines mais surtout de pétrole et de charbon. L’auteur ne s’éternise pas sur le premier siècle d’Entropia, car il considère que jusque là, elle n’a été qu’une « expérience sociale onéreuse et agréable » aux « fondements économiques artificiels ».

La véritable histoire de l’île commence en 2027 quand une action directe menée par une poignée de militants entraîne une explosion brutale et durable des cours du pétrole. Celle-ci déclenche un effondrement économique généralisé avec son lot de révolutions mais aussi de famines et de guerres. Avec l’effondrement s’ouvre une période que l’auteur appelle la « Grande Rupture » au cours de laquelle les habitants d’Entropia doivent faire face « aux véritables défis du maintien de la vie après la catastrophe ». L’effondrement, en les isolant définitivement du reste du monde, les oblige à surmonter dans la douleur les défis du quotidien en temps de pénurie : se nourrir, se loger, se soigner… Car, malgré leurs efforts pour atteindre l’autonomie matérielle, la communauté était encore grandement dépendante du capitalisme et des énergies fossiles pour la satisfaction de ses besoins élémentaires. Le livre raconte comment la population de l’île s’est organisée pour survivre à la Grande Rupture et mettre en place une « économie désindustrielle » écologiquement soutenable et socialement juste.

La joie que procure une vie simple et libérée de la course au toujours plus 

Comme plusieurs ouvrages récents, celui-ci nous invite à faire le deuil d’une civilisation qui « ne peut pas être réparée mais [...] doit être remplacée au motif qu’elle est guidée par l’impératif de la croissance ». Ce faisant, l’auteur nous prépare à la perspective de l’effondrement qui n’a pour lui rien d’un scénario de science-fiction. Nous ne pourrons pas continuer longtemps à vivre comme nous le faisons, nous prévient-il. Notre civilisation prédatrice pour les hommes et les écosystèmes est condamnée à périr, alors autant s’y préparer dès maintenant et construire les bases d’une existence autonome afin de mieux amortir les chocs à venir.

L’intérêt de ce livre ne réside pas dans la description des réalisations des insulaires, des infrastructures et des institutions qu’ils ont mis en place. Car même si le tableau qu’il dresse est enthousiasmant, son utopie manque parfois d’audace. Quelle surprise de retrouver dans cette microsociété idéale des piliers du capitalisme ! Le salariat y a toujours cours, au même titre que la propriété privée et le marché, même s’ils ne subsistent que de manière marginale et sont réencastrés dans des rapports sociaux non capitalistes qui en limitent les effets individualisants et aliénants. En outre, le style, trop universitaire (l’auteur est chercheur et s’intéresse notamment à la décroissance et aux impacts du réchauffement climatique), ne permet que rarement de se faire happer par le récit et malgré quelques rebondissements bien sentis, je ressors avec le sentiment d’avoir lu un essai plus qu’un roman.

Mais le livre trouve son intérêt ailleurs, dans les idées qu’il met en avant. La vie sur l’île est régie par le principe de suffisance, qui consiste à « embrasser la “voie moyenne” entre avoir trop peu et vouloir trop ». La décroissance n’y est pas seulement présentée comme un choix nécessaire d’un point de vue écologique. Il montre également la joie que procure une vie simple qui n’est plus soumise à la course effrénée au toujours plus. « L’autolimitation et la redécouverte du sens de la mesure permettent aux rescapés de la catastrophe de réaliser une microsociété heureuse sur la base de la simplicité volontaire », résume l’économiste Serge Latouche dans la préface de l’ouvrage. Il rappelle aussi que pour nous libérer de la « drogue du consumérisme », la simplicité volontaire ne peut pas se résumer à de petits gestes et à des choix individuels (consommer moins, travailler moins, trier ses déchets…) mais doit s’accompagner d’un « projet politique de décroissance globale ».

En fin d’ouvrage, à la faveur d’un événement surprenant, le « Vieux Monde » vient rattraper le petit paradis perdu qui, grâce à son isolement, s’en pensait définitivement débarrassé. C’est une manière de rappeler que le capitalisme est partout. On ne peut pas le fuir. On a le choix entre le subir et le combattre. Comme Marx, l’auteur croît à la chute inéluctable du capitalisme mais, pour lui, elle ne sera « pas le fait de la révolution mais de l’effondrement ». Pour autant, Samuel Alexander ne nous encourage pas à attendre en spectateurs que le désastre s’approfondisse. Au contraire, il nous encourage à expérimenter dès aujourd’hui des formes de vie résilientes et joyeuses tout en prévenant que la civilisation industrielle fera tout pour marginaliser nos tentatives d’émancipation. L’ouvrage se conclut d’ailleurs sur une invitation à l’action. « Si tu vois une de ces étincelles, noble lecteur, souffle sur les braises s’il te plaît, allume une torche et transmets la flamme. »


  • Entropia. La vie au-delà de la civilisation industrielle, de Samuel Alexander, éditions Libre & Solidaire, mars 2017, 192 p., 14,90 €.

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