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EnquêteAgriculture

État et fabricants de pesticides arrosent l’agriculture numérique

Un drone dans un champ.

Du géant de l’agrochimie Bayer au ministère de l’Agriculture en passant par des fonds d’investissement, tout le monde veut faire rentrer le numérique dans les fermes.

[2/4 L’agriculture numérique ou la fin des paysans] Le gouvernement l’assure : la numérisation de l’agriculture, c’est l’avenir. Robots et applications la rendraient plus économe en eau, en pesticides, plus résistante au changement climatique... Vraiment ? Reporterre démonte ce mythe dans une enquête en quatre volets.


Plus d’un millier d’outils et services numériques sont proposés à des agriculteurs français… dubitatifs. Des robots de désherbage hors de prix qui ne se vendent pas, des applications en ligne gratuites : comment ces outils se multiplient-ils si personne ne les achète ? Prenons Naïo, leader français de la robotique agricole, qui a vendu une centaine de robots en dix ans d’existence. Il a fait des levées de fonds réunissant près de 20 millions d’euros : attirer beaucoup d’argent, voilà la magie de la « tech ». « Avec plus de 560 millions d’euros de fonds levés en 2020, l’écosystème français des AgriTech et des FoodTech se positionne à la cinquième place des écosystèmes mondiaux mais est le leader en Europe ! », se réjouissaient ainsi le ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, et le secrétaire d’État chargé de la transition numérique, Cédric O, lors du lancement de la FrenchAgriTech le 30 août 2021. Le ministre de l’Agriculture a défendu à cette occasion une « troisième révolution agricole » fondée sur « le numérique, la robotique et la génétique ».

Si les institutions publiques et internationales l’encouragent, l’offre numérique reste, on s’en doute, avant tout portée par le privé. Acteurs publics ou privés, tous croient à la future rentabilité — notamment grâce aux données collectées — de cette « révolution ». Les start-up de l’Agritech fructifient sur des levées de fonds, en espérant souvent un rachat par une grosse entreprise. « L’agriculture est un secteur plus stable que l’énergie où la législation risque de beaucoup bouger. On aura toujours besoin de manger ! », résume Pierre Compère, rencontré au Forum international de la robotique agricole. Il travaille pour Agri Sud-Ouest Innovation, un pôle de compétitivité régional regroupant 420 organismes privés et publics et croit à l’intérêt grandissant des investisseurs pour ce secteur.

Le rôle central de la Banque publique d’investissement

En tout cas, si le gouvernement français se félicite, c’est que le principal acteur des levées de fonds est la Banque publique d’investissement (BPI). « À travers ses fonds d’investissement, Ecotechnologies, Large Venture et Sociétés de projets industriels, BPIFrance a participé aux plus grandes levées de fonds du secteur », peut-on ainsi lire dans le dossier de presse. Pour Naïo par exemple, la levée de fonds en 2020 de 14 millions d’euros s’est fait via le fonds Ecotechnologies de la BPI. Et les investissements publics dans cet élan technologique ne sont pas en reste, à travers les plans d’investissement d’avenir (PIA). En 2016, Naïo, toujours lui, avait ainsi reçu une subvention de 2 millions d’euros du PIA pour développer ses robots. Dans le quatrième plan d’investissement (PIA4) lancé en 2021, sur les 400 millions d’euros dédiés à la recherche et à l’innovation en agriculture, un quart est fléché spécifiquement pour les start-up et entreprises du secteur de l’AgriTech. Le prochain plan France 2030 ne l’oubliera pas non plus, avec le financement d’usines de préindustrialisation pour faire passer le pas aux start-up.

Un robot porte-outils en présentation au Forum international de la robotique agricole, décembre 2021. © Alain Pitton/Reporterre

Ces sommes restent certes à relativiser à l’aune des 10 milliards de la politique agricole commune que reçoit l’agriculture française chaque année. Mais l’intention y est. Autre levier pour faire entrer le numérique dans les fermes, les financements de la recherche agronomique. Ainsi, le fameux PIA4 finance la recherche « sur la disponibilité des données et des technologies, l’agrorobotique ou encore le déploiement et la généralisation de ces innovations ». Isabelle Piot-Lepetit, directrice adjointe du joliment nommé Institut de convergences en agriculture numérique DigitAg, reconnaît ce rôle : « Il y a un écart entre un outil pensé par un concepteur de la tech et un utilisateur agricole. Ces financements sont là pour faire le lien. » L’institut rassemble plus de 570 experts pour « produire les bases scientifiques et pédagogiques nécessaires au déploiement harmonieux de l’agriculture numérique ». Parmi les quelques start-up référencées dans le secteur des nouvelles technologies agricoles, une partie vient de la recherche publique. Ainsi l’Institut national de la recherche agronomique (Inra, devenu Inrae en 2020) a produit plus de deux cents start-up en vingt ans et « l’institut ambitionne de multiplier par trois le nombre d’entreprises créées chaque année pour atteindre environ trente nouvelles start-up par an », selon le gouvernement.

Bayer/Monsanto lui aussi dans la course technologique

Le gouvernement français n’est pas isolé dans cette stratégie technologique. Outre l’Union européenne, les principales instances internationales (Banque mondiale, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), OCDE Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)) présentent le numérique comme la solution technique à l’insécurité alimentaire à venir. Mais c’est le privé qui domine : 850 entreprises proposent des outils numériques agricoles en France et en Europe, d’après l’annuaire des outils numériques en agriculture.

Corentin Leroux, créateur du site Aspexit dédié aux outils numériques en agriculture, note que les promesses du secteur de l’Agritech « le rendent particulièrement attrayant aux professionnels hors du milieu agricole, à la fois à ceux désireux de transférer une de leur technologie à un nouveau secteur, mais aussi à ceux qui sentent le vent tourner et qui ne veulent pas rater une occasion de faire du profit ». Il note d’ailleurs que de nombreuses start-up gravitant autour de la robotique et de l’intelligence artificielle sont rapidement rachetées, par exemple par le géant des tracteurs et du matériel agricole John Deere.

Des cartes de modulation numérique de semis de maïs créées par le groupe Bayer. Capture d’écran d’une vidéo de Climate Field View

Le fabricant de pesticides Bayer est aussi dans la course technologique. Il est devenu l’un des leaders mondiaux dans l’offre d’outils de conseils agricoles, grâce au rachat de Monsanto. Les compétences numériques de la firme américaine ont été la principale motivation de son rachat en 2018, apprend-on d’une étude publiée en novembre 2021 par le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (Basic). Le personnel dédié à cette branche a été multiplié par 2,5 en trois ans, pour atteindre cinq cents personnes en 2020, selon un article publié en juin 2021 dans Journal of Rural Studies. Ce qui permet à Bayer de proposer aux agriculteurs français pas moins de onze applications dédiées à l’utilisation de produits phytosanitaires ! Celles-ci vont de l’aide à l’identification des ravageurs et des mauvaises herbes à un improbable quiz pour être incollable sur la réglementation des produits phytosanitaires. Et elles sont gratuites : à l’ère du numérique, les données collectées sont une finalité en soi.

L’enjeu n’aura bien sûr pas échappé aux promoteurs français du big data agricole. Le syndicat agricole majoritaire FNSEA tente d’encadrer l’utilisation de ces données. « Depuis trois ans, nous travaillons sur une charte d’utilisation des données agricoles, notamment sur le consentement préalable des agriculteurs », explique Henri Bies-Peré, vice-président au numérique à la FNSEA. La charte n’enthousiasme pas les industriels : seulement huit entreprises l’ont signée.


Cette enquête comporte quatre volets. Le premier était consacré au faible engouement des agriculteurs pour les robots. Demain, nous expliquerons en quoi la numérisation des fermes accompagne des logiques industrielles et productivistes.

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