« Extraordinaire » : dans le Jura, un village chavire pour un oiseau d’Amérique

Le bruant à gorge blanche des Bouchoux. - © Alexandre Crégu
Le bruant à gorge blanche des Bouchoux. - © Alexandre Crégu
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Animaux Science et citoyensMystère : comment le bruant à gorge blanche, originaire d’Amérique du Nord, est-il arrivé aux Bouchoux ? Depuis fin mai, il enchante naturalistes et habitants de cette petite commune.
Les Bouchoux (Jura), reportage
En vacances début juin dans le parc naturel régional du Haut-Jura, une ornithologue entend un chant très particulier dans le village des Bouchoux (Jura). Elle repère l’oiseau, le prend en photo et croit identifier un bruant à gorge blanche. Une fois partagée sur internet, son observation est rapidement confirmée par des experts. L’information fait aussitôt l’effet d’une petite bombe dans le milieu des naturalistes, car la présence de cette espèce en France est insolite.
Le bruant à gorge blanche (zonotrichia albicollis) est un oiseau mesurant 17 centimètres pour un poids d’une vingtaine de grammes. Ce passereau se distingue par sa tête rayée de noir et de blanc, ponctuée de deux taches jaune vif au-dessus des yeux. L’oiseau vit en Amérique du Nord et sa présence en France métropolitaine est exceptionnelle. Depuis 1900 il n’a été observé que trois fois en France, et six fois en Europe. Présent aux Bouchoux depuis bientôt un mois, le bruant à gorge blanche est rapidement devenu la vedette du village.

L’oiseau semble se plaire dans cette petite commune du Jura. Selon les habitants, son chant si particulier résonnait déjà dans le village le 30 mai. Depuis, le volatile a pris ses habitudes. On le voit régulièrement voleter de toit en toit et se poser bien en évidence pour faire retentir son chant puissant. Son objectif : séduire une femelle. Mais sa tâche est vaine, car ce bruant à gorge blanche est vraisemblablement le seul de son espèce dans la région. « En fait, on ne sait pas s’il chante ou s’il pleure d’être seul », explique avec un brin de poésie l’aubergiste du village.
Pour trouver son âme sœur, il faudrait que l’oiseau rentre en terre natale. Mais traverser de nouveau l’océan serait un exploit inenvisageable pour cette petite boule de plumes. Alors, faute de mieux, le bruant des Bouchoux tente de se rapprocher des femelles de moineaux domestiques… sans succès jusqu’à maintenant. « C’est un peu atroce, mais ces oiseaux-là sont voués à rester seuls et à mourir loin de chez eux », explique l’ingénieur écologue Alexandre Crégu.
Une arrivée mystérieuse
Comment cet oiseau américain a-t-il pu atterrir ici, en plein cœur du Haut-Jura ? Deux possibilités sont avancées par les ornithologues. La première théorie serait que l’oiseau se soit égaré lors de son retour de migration du sud vers le nord des États-Unis. Il aurait été porté par les vents à travers l’océan Atlantique, jusqu’à arriver en France. Ces mésaventures sont fréquentes chez les oiseaux migrateurs américains. Néanmoins, ils restent souvent sur les côtes atlantiques : le dernier bruant à gorge blanche observé en France avait été découvert sur l’île d’Ouessant en octobre 2021.
Une deuxième théorie serait que l’oiseau se soit échappé de captivité, car la tonalité de son chant est différente de ceux entendus en Amérique du Nord. Théorie moins crédible puisque l’oiseau n’est pas bagué et n’a pas les ailes abîmées. « Quand les espèces ne sont pas dans leur aire naturelle, il leur arrive de modifier leur chant », ajoute Alexandre Crégu. Entre Ulysse dérivant sur les flots ou Orphée s’échappant des Enfers, chacun se fera donc son propre récit des origines du bruant des Bouchoux.
« Cocheurs » et photographes
Dès l’information partagée sur Internet, de nombreux naturalistes ont afflué aux Bouchoux pour observer la star du village. Les premiers arrivés sur place sont des « cocheurs », dont la passion est d’observer le plus d’espèces possible. D’autres sont des photographes animaliers, qui rêvent de tirer le meilleur portrait de l’oiseau. Certains passionnés viennent parfois de loin : Bretagne, Marseille, Montpellier… et même de l’étranger — Suisse, Allemagne ou encore Belgique. Ils se rendent au Bouchoux entre amis, parfois en famille. « On a pique-niqué ensemble à l’ombre du vieil arbre de la place du village. Il y avait une ambiance paisible, calme, bon enfant », témoigne Jean-Michel, un ornithologue parti de Bourges en covoiturage pour « cocher » sur sa liste le bruant à gorge blanche.
On compte aussi des locaux venus simplement pour apprécier le chant de l’oiseau : trois notes mélancoliques répétées inlassablement depuis ses perchoirs. « Chez cet oiseau, la première impression est sonore. Lorsqu’on a entendu retentir son chant en arrivant au village, c’était assez extraordinaire », raconte Jean-Michel. Un constat partagé par les villageois : « Son chant berce le village, on prend plaisir à l’entendre tous les matins en ouvrant la fenêtre », témoigne l’un d’eux.

Pour Michel, photographe animalier alsacien, ces trois notes lancinantes ressemblent à celles du film de Steven Spielberg Rencontre du troisième type, dans lequel des extraterrestres communiquent avec les humains à partir d’une intrigante mélodie flûtée. De quoi se plonger dans une ambiance presque surnaturelle. « C’est un truc de fou, cet oiseau a une puissance… en plus, la place du village ressemble à un amphithéâtre qui amplifie son chant », complète le maire des Bouchoux, Jérôme Grenard.
« Ouvrez les yeux, vous avez une nature magnifique devant votre porte ! »
Surnaturelle aussi, l’arrivée en masse de naturalistes dans ce village de 300 habitants : une cinquantaine les premiers jours ! Ils sont souvent munis d’imposants téléobjectifs et de longues-vues. D’abord surpris, les habitants s’y sont vite habitués, et certains ont même ouvert l’accès à leurs jardins pour mieux observer l’oiseau.
Du côté des ornithologues, l’enjeu était de partager leur passion et de mieux sensibiliser aux richesses de la nature. Beaucoup ont pris plaisir à discuter avec les passants et à leur montrer le bruant à travers leurs jumelles. « Le maître-mot, c’est de dialoguer avec les gens », explique Jean-Michel. « Il n’y a pas que l’oiseau rare, c’est aussi une rencontre et un partage. C’est vraiment important d’expliquer pourquoi on aime les oiseaux et de dire : "Ouvrez les yeux, vous avez une nature magnifique devant votre porte !" »

Une animation dans l’école du village a également été improvisée par Alexandre Crégu. Le naturaliste a expliqué aux enfants de CM1 et CM2 d’où venait l’oiseau, puis ils sont allés l’observer sur la place du village. « C’était très intéressant. Ça nous permet d’une part d’échanger pour sensibiliser à la nature, et d’autre part de transmettre notre savoir », dit-il. De leur côté, les enfants étaient comblés par la présence du petit volatile : certains ont même proposé d’aller au Canada pour lui rapporter une femelle !
Aux Bouchoux, tout le monde connaît désormais « le bruant ». On en plaisante même régulièrement : « Fais attention à ne pas écraser le bruant ! » s’écrie en riant un villageois lorsque son ami démarre sa voiture. À l’épicerie du village, certains — un sourire taquin au coin des lèvres — avancent que la mairie aurait importé l’oiseau des Amériques afin de faire parler du village.
Mais derrière les blagues se cache aussi une certaine fierté. Et la conscience de vivre une expérience unique : « Quand on voit le nombre de passionnés qui viennent au village, on se dit que c’est un moment rare dans l’histoire des Bouchoux », dit le maire. Les habitants ont d’ailleurs prévu de faire un album photo. Histoire de conserver le souvenir de cet oiseau exceptionnel, que tous ne verront probablement qu’une fois dans leur vie.