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EntretienLuttes

« Face aux industries fossiles, nous avons le mouvement, les corps, l’action, les esprits »

Bill McKibben est à l’origine de 350.org. Né il y a quelques années, ce mouvement a remporté la bataille contre l’oléoduc Keystone XL, aux Etats-Unis, et lancé la campagne de désinvestissement des industries fossiles. A trois semaines de la COP 21, interview exclusive en France d’un des leaders du mouvement climatique mondial.

Reporterre - Quelle est l’histoire de 350.org et pourquoi ce nom ?

Bill McKibben - Je suis un écrivain. Les écrivains écrivent beaucoup de choses mais leurs écrits ne changent pas grand-chose. Je me suis rendu compte que nous perdions la bataille et écrire un nouveau livre n’allait pas changer la donne. J’ai alors recherché d’autres moyens d’agir. Avec sept étudiants de l’État du Vermont, nous avons trouvé l’idée de 350.org, avec laquelle nous allions organiser le monde entier. C’est un chiffre important, 350, peut-être le plus important du monde.

Que signifie-t-il ?

James Hansen, le climatologue de la Nasa, venait de dire que le chiffre de concentration de 350 parties par million de CO2 dans l’atmosphère est la limite pour vivre en sécurité. Ce niveau est déjà dépassé, d’où les dégâts que nous commençons à observer. On a aussi décidé que, si on voulait s’organiser mondialement, on ferait mieux d’avoir un nombre plutôt qu’un nom : les nombres signifient la même chose partout, à Paris comme à Lima ou à Djakarta. Nous avons commencé en 2008 et, dès 2009, nous avons organisé notre première Journée d’action, coordonnant 5.200 manifestations dans 121 pays. Cela ne s’est pas fait parce que nous serions des très bons organisateurs, mais parce que beaucoup de gens sur la planète veulent agir contre le changement climatique. Ce problème est si énorme, et chacun d’entre nous si petit, qu’il est facile de se sentir impuissant. Notre but était de pouvoir commencer à compter. On l’a fait par la diffusion géographique de notre mouvement. Et depuis, nous avons grandi, si bien que l’on peut mener des actions d’ampleur dans un endroit précis, comme réunir 400.000 personnes pour une marche à New York en septembre 2014 - et espérons-le, davantage à Paris en novembre.
Mais le changement climatique va si vite qu’en rester à une démarche éducative n’est pas suffisant. On s’est aussi tourné vers la confrontation, en tâchant d’empêcher la construction de l’oléoduc Keystone XL, qui a été la première grande bataille autour d’une infrastructure de combustible fossile. Depuis, cela se répand partout, et une campagne internationale se déploie contre le charbon.

Vous cherchez un mouvement de masse ?

Le plus gros problème est l’industrie des combustibles fossiles, dont le pouvoir s’enracine dans l’argent. Comme nous n’aurons jamais beaucoup d’argent face à eux, il vaut mieux avoir une autre « monnaie » : le mouvement, les corps, l’action, les esprits, la créativité.

Manifestation en 2011 devant la Maison blanche contre l’oléoduc Keystone XL. Le 6 novembre 2015, Barack Obama annonçait l’abandon de ce projet

Votre principale bataille portait sur l’oléoduc Keystone XL. Vous avez finalement gagné

Nous avons réussi à capter l’attention publique sur ce sujet depuis quatre ans, et de grandes compagnies ont retiré des milliards de dollars de leurs investissements dans les sables bitumineux. La plus grande victoire a été de prouver que des gens pouvaient se dresser face au pétrole. D’autres de nos campagnes n’ont pas attiré autant l’attention : ce qui a changé la donne avec Keystone XL, c’est le lien avec le président des États-Unis – un sujet que les journalistes adorent couvrir.

Votre grande campagne du moment vise à convaincre les investisseurs et les épargnants de retirer leur argent des compagnies fossiles. Comment avez-vous eu l’idée ?

En 2012, Carbon Track a publié une étude montrant que les compagnies fossiles avaient plus de CO2 dans leurs réserves que ce que les scientifiques disaient que nous pouvions émettre si l’on voulait rester en-dessous de 2 °C de réchauffement. J’ai repris ces chiffres dans un article publié par Rolling Stone, qui a été l’article le plus partagé de toute l’histoire du journal. Quand vous connaissez ces chiffres, il devient clair que ces compagnies sont nuisibles. Avec mon amie Naomi Klein, on s’est dit qu’il fallait lancer un mouvement de désinvestissement dans les compagnies fossiles de la même façon qu’il y avait eu un boycott des compagnies qui investissaient dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ainsi, à l’automne 2012, on a commencé aux États-Unis, l’année suivante en Australie, puis au Royaume-Uni, et c’est en train de devenir un mouvement dans le reste de l’Europe. On a commencé aux États-Unis parce que c’était l’endroit le plus facile où commencer : c’est là où nous sommes et c’est là que se trouvent les plus grosses masses d’argent. Et les universités ont été la première cible notamment parce que la campagne contre l’apartheid s’était déroulée en leur sein. En revanche, nous n’avions pas anticipé que le mouvement se répandrait si vite. L’argument de base est que l’industrie fossile fait partie des technologies du passé. Les gens retirent leur argent de cette industrie avant que leurs cours ne chutent ! Comme nous aurons à le faire tôt ou tard, autant commencer dès maintenant. La question est : irons-nous assez vite ? La puissance de l’industrie fossile reste très grande.

Mais il n’y a pas que les compagnies. Les réserves sont largement possédées par des pays, comme la Russie ou l’Arabie saoudite, et le charbon est aussi exploité par de grands pays. Comment peser sur eux ?

La Russie ne peut probablement pas exploiter ses réserves sans l’aide des compagnies occidentales. C’est pourquoi les Russes ont signé des accords importants avec Exxon et d’autres. Mais il est vrai qu’il y a plusieurs endroits sur Terre qu’il sera très difficile d’influencer.

On a appris en septembre qu’un grand gisement de gaz existait au large de l’Égypte. Peut-on imaginer que ce pays n’exploite pas cette ressource ?

On verra. Il y a vingt ans, les scientifiques ont montré l’importance de préserver la forêt amazonienne. Qui aurait pensé alors que le Brésil le ferait ? Eh bien, ils ont fait un bon travail pour freiner la déforestation, alors même que c’est un pays très pauvre. En fait, je m’inquiète moins des pays pauvres que des pays riches ! Il est plus difficile d’empêcher le Canada d’exploiter ses sables bitumineux que d’empêcher le Brésil de couper sa forêt.

Le coût de l’énergie solaire diminue rapidement. Pourrait-elle remplacer totalement les énergies fossiles, ou n’est-ce pas plutôt un problème de réduction de la consommation d’énergie ?

Il est clair que la première chose que nous devons faire est de réduire la consommation : isoler tout ce qu’on peut, rapidement, est la chose la moins coûteuse à faire. Si l’on est vraiment efficace dans l’utilisation de l’énergie, et qu’on cherche sérieusement à l’économiser, alors oui, les énergies renouvelables pourront satisfaire les besoins. Mais il n’y a pas de solution si tout le monde gaspille l’énergie de la même façon que les États-Unis.

Mais est-il possible de réduire fortement la consommation d’énergie aux États-Unis et au Canada sans dire aux gens : « L’American Way of Life, c’est fini » ?

Si on avait un prix sérieux sur le carbone, ce serait déjà fait. Pour le meilleur et pour le pire, cela ne représente pas des changements énormes. Si vous mettez une ampoule économe, vous avez le même service qu’avec une ampoule à incandescence, qui consomme dix fois plus ; si vous avez une voiture hybride, vous conduisez toujours, mais vous consommez beaucoup moins. Il est important de faire les changements dans la continuité de ce que les gens vivent. Manger autrement et changer la chaine de nourriture, est aussi une chose à évidente à entreprendre. Mais les problèmes de base sont structurels et systémiques. Les compagnies de l’énergie fossile empêchent des changements indispensables de se produire. Alors, s’il est important de changer sa maison – la mienne est recouverte de panneaux solaires -, il est au moins aussi important de sortir et de se joindre aux voisins pour s’organiser. Au fond, c’est un problème politique.

Pendant l’été, l’ancien président Jimmy Carter a déclaré que les États-Unis étaient devenus un système oligarchique.

Et je pense que l’industrie du pétrole et du gaz est la plus grande partie de cette oligarchie ! Les frères Koch, dont l’essentiel de la fortune vient des fossiles, et qui investissent massivement dans les sables bitumineux, dépensent 900 millions de dollars dans l’élection présidentielle à venir – c’est plus que ce que le Parti républicain ou le Parti démocrate ont dépensé lors de la dernière élection. Les frères Koch, c’est un parti qui compte deux personnes : voilà à quoi ressemble l’oligarchie.

Qu’attendez-vous de la COP 21 ?

Ce ne sera pas totalement désespérant, comme le fut Copenhague en 2009, parce que les dirigeants ne peuvent pas recommencer. Il y a tellement de mouvements à travers le monde qu’aucun leader ne veut avoir à rentrer chez lui en disant : « On a raté, désolé. » Mais je ne pense pas que le résultat sera à la mesure de ce vers quoi nous devons aller. Ce ne sera pas le mot final.

Voulez-vous dire que ce serait le début de quelque chose ?

À 350.org, on ne parle pas de « la route vers Paris » mais de « la route qui passe par Paris ». On prépare une grande manifestation, en avril 2016, pour signifier cela. Paris nous montrera où sont les limites et ce que les gouvernements peuvent faire pour l’instant, et combien il nous reste à faire.

Il y a quelques années, on pensait que le pic de pétrole arriverait rapidement, que le prix du pétrole augmenterait fortement, et que ce serait bon pour la lutte écologique. Et aujourd’hui, le prix du pétrole est très bas, et certains, comme Naomi Klein, disent que c’est bon pour le mouvement. Quelle est votre analyse ?

C’est mauvais, dans le sens où cela pousse à utiliser le pétrole en grande quantité. Mais c’est bon en ce que cela rend difficile pour l’industrie pétrolière de s’étendre et d’investir en Arctique, ou ailleurs. La vraie question est plutôt de savoir si l’on est dans une phase cyclique, comme par le passé, ou si cela témoigne d’un changement fort dans les choix des marchés financiers. J’espère que cela signifie que les investisseurs ont commencé à comprendre que les énergies renouvelables, qui se développent rapidement, sont l’énergie du futur, là où devraient aller les capitaux. L’espoir est que l’on progresse si rapidement sur les énergies renouvelables que cela ne sera plus rentable d’investir dans de nouvelles explorations pétrolières. Mais le problème est que ceci doit se passer très vite. Le problème climatique a ceci de différent des autres problèmes qu’il comprend une limite temporelle : si on ne le résout pas à temps, on perd toute possibilité de le faire.

-  Propos recueillis par Hervé Kempf

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