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EnquêteAgriculture

Feux de pâturage : dans les Cévennes, des agriculteurs impunis

Fumées et panaches de fumée dus à un écobuage sur le mont Lozère, le point culminant des Cévennes, le 9 février 2022.

En 2022, de très nombreux feux pastoraux ont été pratiqués dans le Parc national des Cévennes, pas toujours dans les règles. La direction du parc a renoncé à les sanctionner, montrent les documents révélés par Reporterre.

Un village au creux des montagnes enfumé, des pâtures ou des sous-bois noircis par le passage du feu, et un débat enflammé. En février 2022, Reporterre vous avait raconté l’émotion suscitée par les « écobuages » — des feux pratiqués par les agriculteurs pour entretenir leurs pâtures — dans le Parc national des Cévennes. Cette pratique est précisément encadrée par un arrêté, qui n’avait pas été respecté dans plusieurs cas : tourbières brûlées, feux proches de forêts voire dans des sous-bois, etc. Les documents révélés aujourd’hui par Reporterre montrent que la direction du Parc national n’a pas souhaité que les agriculteurs contrevenants soient sanctionnés.

L’association France Nature Environnement (FNE) Occitanie-Méditerranée l’a appris via des documents transmis par le parquet de Mende, en Lozère, département dans lequel se trouve une grande partie du Parc national des Cévennes. L’association avait déposé une plainte, qui a été classée sans suite après une sommaire investigation. Ce sont les éléments de ce dossier dont nous avons pu prendre connaissance.

« Les agriculteurs sont des acteurs puissants du parc, on ne veut pas s’y confronter » 

La gendarmerie a notamment auditionné une agente du parc. On y apprend que les agents étaient en contact avec le procureur, dans le but de poursuivre certains agriculteurs. Les feux sur les tourbières ou la destruction de certaines espèces protégées auraient justifié de verbaliser les auteurs, explique la technicienne de l’environnement aux autorités. Mais « la direction du Parc national des Cévennes a décidé que nous ferions un travail de sensibilisation principalement auprès des agriculteurs plutôt que de verbalisation », indique-t-elle aux gendarmes. « Au moment de verbaliser, comme les agriculteurs sont des acteurs puissants du parc, on ne veut pas s’y confronter », déplore Olivier Gourbinot, juriste à FNE Occitanie-Méditerranée.

Pourtant, toujours selon ces documents, et selon l’enquête de Reporterre en 2022, plusieurs feux pastoraux avaient provoqué des dégâts dans des zones à la biodiversité protégée. Ainsi, les rapports des agents du parc national constatent qu’au moins trois tourbières — où les feux sont interdits — ont été brûlées à 80 %. « Le passage répété des feux en tourbières détruit ou limite considérablement les capacités de résilience de ces habitats », lit-on dans le constat.

Un tronc brûlé photographié en février 2022, au niveau d’une chesnaie entre Pont-de-Montvert et Florac, au cœur du Parc national des Cévennes. © Marie Astier/Reporterre

Deux de ces zones humides abritaient des espèces protégées. Pour l’une d’elles, l’agent décrit les effets à long terme : en comparaison d’un atlas de biodiversité réalisé il y a vingt ans, le « potentiel floristique » s’est dégradé. Il constate une « banalisation de la flore », due au changement climatique, mais aussi à l’utilisation du feu. « Malgré une information répétée faite auprès des propriétaires [...], les écobuages sont responsables de l’altération de nombreuses zones humides », s’agacent les agents dans leurs constats.

Deux autres constats concernent une forêt classée « ancienne », où Reporterre s’était rendu l’an dernier. Un lieu où les écobuages sont pourtant interdits. « En sous-bois, quasiment aucune zone n’est épargnée, y compris les petits recoins rocheux », notent les fonctionnaires. Début août 2022, sept mois plus tard, ils sont retournés sur place et constatent que « la végétation n’a pas repris ».

Ils remarquent par ailleurs d’autres « irrégularités » par rapport à l’arrêté préfectoral de 2018 encadrant les écobuages en Lozère : les zones brûlées dépassent la surface autorisée (25 hectares maximum d’un seul tenant), les feux peuvent être pratiqués plusieurs années de suite sur la même parcelle (alors qu’un délai de trois ans doit normalement être respecté entre deux écobuages), le brûlage est insuffisamment surveillé, etc.

Verbaliser « va dégoûter les agriculteurs de faire des écobuages »

Autant de faits qui pourraient faire l’objet de contraventions. Mais la direction du Parc national des Cévennes, malgré les constats de ses agents, a préféré éviter la confrontation. « Si on verbalise, si on continue de les stigmatiser, on va dégoûter les agriculteurs de faire des écobuages, approuve Jean-François Maurin, président de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles) de Lozère. Ce sera une perte pour les exploitations agricoles, mais aussi de milieux ouverts pour la biodiversité, et dans la lutte contre les feux de forêt. » Pour Olivier Gourbinot, de FNE, ce qui a plutôt joué dans la décision du Parc est une « pression économique très forte. Pour toucher les primes de la PAC [politique agricole commune], les agriculteurs ont besoin de maintenir les terres pâturables. » Y pratiquer l’écobuage est la technique la plus simple.

La direction du Parc national ne conteste pas ces infractions. Mais elle défend le choix de la sensibilisation. « Il y a une méconnaissance de l’arrêté préfectoral, constate Denis Lenganey, chef du service connaissance et veille du territoire du Parc. C’est pour cela qu’on a décidé de retourner à la rencontre des principaux agriculteurs concernés. On a fourni des cartographies des milieux sensibles et en particulier des tourbières, on leur a dit qu’on était à leur disposition pour des visites de terrain. »

En haut du mont Lozère, une nappe de brume due à un écobuage en février 2022. © Marie Astier/Reporterre

Une sensibilisation qui ne semble pas fonctionner pour tout le monde. Deux agriculteurs ont également été auditionnés comme témoins par la gendarmerie. Ce sont les exploitants des parcelles de forêt écobuées. Il leur est reproché d’avoir fait un feu à moins de deux cents mètres d’une forêt. Les deux assurent bien connaître l’arrêté préfectoral. Mais ils défendent une pratique traditionnelle : « Tous les entretiens de sous-bois se font par écobuage », dit l’un. « J’ai fait comme j’ai appris depuis toujours », soutient l’autre. Il se félicite qu’en sous-bois, « le sol a été nettoyé ». Face à la même photo du bois sept mois après le passage du feu, les agents du parc, eux, déplorent un « sol dénudé ». L’enquête s’est arrêtée là.

« Il y aura toujours quelques récalcitrants, admet Jean-François Maurin. Mais je pense quand même que les agriculteurs ont pris conscience des enjeux. » La direction du Parc plaide également pour ne pas mettre tous les agriculteurs dans le même panier. « Certains ne savent vraiment pas. Plusieurs sont venus aux formations proposées », dit Denis Lenganey. Après la phase d’information, il promet que suivra une phase de contrôle.

Le Parc national des Cévennes est dans une situation délicate, il doit arriver à faire cohabiter préservation du vivant et activités économiques du territoire. Sa charte défend l’écobuage en tant que « pratique utile pour l’entretien des milieux ouverts en complément du pâturage ». Mais il ne faut pas que cette pratique « conduise à la destruction de zones naturelles classées », plaide Olivier Gourbinot, demandant tout simplement une application du droit de l’environnement. « Pour cela, il faut contrôler, et sanctionner les dérives. »

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