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Football : Coupe du monde au Qatar, un désastre humain et écologique

Attendue par des dizaines de millions de personnes, la Coupe du monde de football 2022 aura lieu au Qatar. Mais, cette grande « fête » sportive, entachée de soupçons de corruption, peine à cacher des centaines d’ouvriers morts sur les chantiers de construction. Sans compter des perspectives écologiques désastreuses.

« Ousmane Dembélé, Olivier Giroud, Antoine Griezmann… » Jeudi 18 mars, lors d’une conférence de presse organisée au siège de la Fédération française de football (FFF), le sélectionneur, Didier Deschamps, a égrené les noms des 26 joueurs retenus pour les prochains matchs de l’équipe de France. Face à l’Ukraine, le mercredi 24 mars, ils commenceront leur campagne de qualification pour la prochaine Coupe du monde.

Cette compétition, qui oppose les meilleurs joueurs du monde, se déroulera en novembre et en décembre 2022. Elle se jouera au Qatar, un petit pays de la péninsule arabique. Sur le terrain, l’équipe de France, tenante du titre, va tenter de remporter une deuxième victoire consécutive. Une performance rare, réalisée seulement deux fois dans l’histoire, par l’Italie (1934 et 1938) et le Brésil (1958 et 1962). L’enjeu sportif est enthousiasmant. Les fulgurances de Kylian Mbappé, les replis défensifs de Ngolo Kanté et les tacles de Raphaël Varane sont attendus. La finale de juillet 2018, opposant la France à la Croatie, avait été regardée par 1,1 milliard de téléspectateurs à travers le monde.

Mais, en dehors des terrains, un parfum de scandale flotte autour de ce Mondial. La compétition a été attribuée au Qatar sur fond de corruption présumée et d’arrangements au sommet, impliquant notamment un président français, Nicolas Sarkozy, comme l’a révélé Mediapart. Surtout, le Mondial représente, avant même son coup d’envoi, un désastre humain et écologique, que Reporterre vous présente.

« La Coupe du monde au Qatar est un immense cimetière »

Plus de 6.500 ouvriers originaires d’Inde, du Pakistan, du Népal, du Bangladesh et du Sri Lanka sont morts au Qatar depuis que le pays a obtenu l’organisation de la Coupe du monde 2022, il y a dix ans. Ce chiffre a été révélé mardi 23 février par The Guardian, qui a recoupé les données des gouvernements de ces pays, principaux pourvoyeurs de main-d’œuvre au Qatar. Le nombre réel de morts serait même supérieur, puisque les données d’autres pays, dont les Philippines ou le Kenya, qui comptent de nombreux ressortissants travaillant au Qatar, n’ont pas été recueillies.

« La Coupe du monde au Qatar est un immense cimetière », soupire Nicolas Kssis-Martov, journaliste à So Foot et auteur du livre Terrains de jeux, terrains de luttes (éditions de l’Atelier, 2020). « Il ne s’agit malheureusement pas d’un scoop, précise-t-il à Reporterre. Depuis au moins huit ans, des ONG, des syndicats et la presse internationale alertent sur la situation de ces ouvriers sacrifiés. »

Selon The Guardian, trente-sept morts seraient directement imputables à l’édification ou la rénovation de huit stades, mais les chantiers ne se limitent pas aux enceintes sportives. Depuis 2010, année de l’attribution de la Coupe du monde, le Qatar bâtit des aéroports, des routes, son premier réseau de métro ou encore des hôtels, projets inhérents à l’organisation du mondial. L’émirat érige également de toute pièce une nouvelle ville, Lusail, d’une capacité d’accueil de 250.000 habitants. Le journal britannique juge « probable » qu’une grande partie de ces morts soient liées à ces grands projets.

Selon le gouvernement qatarien, le nombre de morts « inclut des travailleurs en col blanc qui sont morts “naturellement” après avoir vécu au Qatar de nombreuses années », écrit The Guardian. « Une proportion très importante des travailleurs migrants qui sont morts depuis 2011 n’étaient dans le pays que parce que le Qatar a gagné le droit d’accueillir la Coupe du monde », a rétorqué Nick McGeehan, directeur de FairSquare Projects, une organisation destinée à la protection des travailleurs du Golfe.

La notion de « mort naturelle » est à géométrie variable. En juillet 2019, une étude publiée par le Journal de la cardiologie, montrait le lien entre des décès causés par des accidents cardiovasculaires et les effets de l’exposition prolongée des ouvriers aux fortes chaleurs. Elle prouvait la « relation entre l’exposition à la chaleur et la mort de plus de 1.300 travailleurs népalais entre 2009 et 2017 ».

Un porte-parole de la Fifa a néanmoins affirmé au quotidien britannique, sans apporter de preuves, qu’« avec les mesures très strictes de santé et de sécurité sur les sites […] la fréquence des accidents sur les chantiers de la Coupe du monde de la Fifa a été faible par rapport à d’autres grands projets de construction dans le monde ».

« Est-il sérieusement possible de tolérer que des milliers de personnes crèvent de chaud ou d’accident uniquement pour que se tienne dans les temps une compétition de football ? » s’insurge Nicolas Kssis-Martov, qui s’est rendu au Népal dès 2014 et a constaté que des morts revenaient du Qatar « tous les jours ». Le journaliste dénonce l’apathie des dirigeants, comme ceux de la Fédération française de football, qui a déjà écarté toute idée de boycott. « On parle là de milliers de cadavres qui sont entassés sous les yeux du football mondial. Qui veut encore taper le ballon à l’ombre de ces invisibles pyramides de cadavres ? » écrit-il dans So Foot.

À la suite de l’enquête de The Guardian, certains clubs norvégiens ont sommé leur fédération de se positionner en faveur d’un boycott. « Le fait que la corruption, l’esclavage moderne et un nombre élevé de morts soient à la base de la chose la plus importante que nous ayons, la Coupe du monde, n’est absolument pas acceptable », a souligné Tromsø IL, premier club norvégien à réclamer un boycott. La Fédération de Norvège organisera un congrès, en juin, pour prendre sa décision. Mais, quelle que soit l’issue de ce débat, son poids sera limité : le pays nordique n’a plus participé à une compétition internationale majeure depuis l’Euro 2000.

« Le Mondial 2022 sera profondément anti-écologique »

Pour redorer l’image de la compétition, la Fédération internationale de football association et le Qatar mettent en avant des « solutions environnementales innovantes » et des stades écolos. Ainsi, un des stades qui accueillera le Mondial est entièrement démontable et transportable, car construit à base de conteneurs. « La construction du Ras Abu Aboud Stadium nécessitera moins de matériaux, créera moins de déchets et réduira l’empreinte carbone », se félicitait la Fifa en 2017. L’enceinte a été édifiée sur une presqu’île artificielle, ce qui permet aux eaux du golfe Persique tout autour d’alimenter le système de climatisation.



Le ministre de l’Environnement du Qatar a promis, en octobre 2018, un « bilan carbone neutre » de la compétition, grâce à un équilibre obtenu entre les émissions de gaz à effet de serre et la capacité des écosystèmes à les absorber. Sans être plus précis… ni rassurer les défenseurs de l’environnement.

« L’idée parfois défendue d’une Coupe du monde totalement écologique est avant tout une action de communication : le Mondial 2022 sera, au contraire, profondément antiécologique », prévient Gilles Paché, professeur en sciences de gestion à l’université d’Aix-Marseille.

Le pedigree climatique du Qatar est lourd. C’est le pays au monde qui rejette le plus de CO2 par personne dans l’atmosphère, avec 37 tonnes par habitant en 2017. La moyenne française se situe à 5,2 tonnes par habitant (mais 11,5 tonnes si l’on tient compte des émissions importées). « Avec ses villes au milieu du désert, le Qatar est un miroir grossissant des maux de notre société en matière de gestion des ressources, poursuit Gilles Paché. Dans un espace réduit, ce pays concentre toutes les dérives d’une société du spectacle, des dérives consuméristes. »

Une critique persistante, apparue dès l’attribution du Mondial, provient aussi « des conditions météorologiques inadaptées pour la pratique du football de très haut niveau », explique le professeur. Habituellement, les Coupes du monde sont programmées, tous les quatre ans, entre juin et juillet. Or, la température extérieure au Qatar peut alors atteindre 45 °C, voire plus. La Fifa a donc déplacé la Coupe du monde en novembre et décembre, au moment où les températures avoisinent, au minimum, les 25 °C.

Un système de climatisation géant a été installé dans chacun des stades, pour éviter que les joueurs et les spectateurs suffoquent en cas de fortes chaleurs. Lors des Mondiaux d’athlétisme d’octobre 2019, les 3.000 bouches d’aération du Khalifa Stadium ont fait tomber la température au bord des pistes à 25 °C, alors que le mercure s’élevait jusqu’à 42 °C à Doha. « Un rafraîchissement de l’air génère, par nature, des dépenses énergétiques significatives, et les climatiseurs sont responsables d’une hausse des températures dans les grands centres urbains puisqu’ils rejettent à l’extérieur la chaleur qu’ils ont pompée à l’intérieur », déplore Gilles Paché.

Le sélectionneur de l’équipe de France, Didier Deschamps, en conférence de presse jeudi 18 mars.

« On nous dit par exemple qu’il y aura du solaire pour faire fonctionner tout ça, mais dans quelle proportion ? Aucune réponse, déclarait en octobre 2019 Thierry Salomon, de l’association négaWatt, au Parisien. Ce que nous savons par contre, c’est que l’essentiel de l’électricité produite au Qatar l’est au moyen de centrales thermiques. »

Jeudi 18 mars, Reporterre a fait le nécessaire pour pouvoir participer à la conférence de presse du sélectionneur de l’équipe de France, Didier Deschamps. Nous voulions savoir si ses joueurs et son staff, champions du monde en titre, avaient connaissance de l’enquête de The Guardian, et s’ils étaient gênés de jouer dans des stades climatisés. La Fédération française de football n’a pas accordé d’accréditation au quotidien de l’écologie, « en raison des restrictions sanitaires ». Ces questions n’ont pas été posées par les journalistes accrédités.

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