François Ruffin : « Le Pen ajoute au mépris de classe le mépris de race »

François Ruffin à Paris, le 15 avril 2022. - © Mathieu Génon/Reporterre
François Ruffin à Paris, le 15 avril 2022. - © Mathieu Génon/Reporterre
Durée de lecture : 21 minutes
Il évoque la « terrifiante pensée macroniste » et le « mépris de race » de Marine Le Pen mais parle aussi de la gauche, qui est « encore debout », des campagnes populaires et de la nécessité de la joie : François Ruffin est l’invité des Grands entretiens de Reporterre.
François Ruffin, député La France insoumise, vit à Amiens, dans la Somme. Journaliste, il est le fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir et a réalisé le film Merci patron !
Écoutez François Ruffin dans Les Grands entretiens de Reporterre :
Reporterre — Tu es député, mais tu es aussi journaliste. C’est sous cette casquette qu’on se connaît depuis assez longtemps. Je vais donc te tutoyer dans cet entretien, alors que je vouvoie habituellement les responsables politiques. Que vas-tu faire le 24 avril ? Voter blanc ou voter Macron ?
François Ruffin — Quoi que je fasse dans l’isoloir, je n’en tirerai pas fierté. Je n’ai vraiment pas envie de l’étaler sur la place publique. Il y a cinq ans, j’écrivais à Macron une « Lettre ouverte à un pas encore président déjà haï ». Et je lui disais : « C’est sur cette base rikiki, sur cette légitimité fragile que vous comptez mener vos régressions à marche forcée ? Que ça passe ou ça casse ? Vous êtes haï, monsieur Macron, et je suis inquiet pour mon pays, moins pour ce dimanche soir que pour plus tard, pour dans cinq ans ou avant : que ça bascule vraiment, que la fracture sociale ne tourne au déchirement. Vous portez en vous la guerre sociale comme la nuée porte l’orage. » Il n’a pas entendu. On se retrouve avec une France qui aujourd’hui en a encore plus marre qu’il y a cinq ans. C’est une situation catastrophique.
Quant au « projet présidentiel » de Marine Le Pen, que j’ai lu de la première à la dernière ligne, il n’évoque pas les multinationales, les firmes, les actionnaires. Tout est concentré sur les « assistés » et les immigrés qui, dit-elle, font « le malheur de la France ». Dans l’entre deux tours, elle joue les petits contre les gros pour récupérer l’électorat de Mélenchon, ce qui n’était pas du tout dans son projet présidentiel. Sur la réforme des retraites, lors du débat à l’Assemblée nationale, elle n’a prononcé que cinq mots ! C’est tout ce qu’elle a dit en deux mois de débat. Et aujourd’hui, ce serait celle qui va prétendre être la défenseure des travailleurs, des retraités ? Non, c’est de la blague. Elle ajoute au mépris de classe le mépris de race. Mon vote n’ira évidemment pas à Marine Le Pen.
Que dis-tu aux gens qui te font confiance ?
J’essaie de leur dire ça. À Fakir, nous avons produit un dossier sur « l’autre candidate des riches ». Je jouais au foot à Pont-Rémy [dans la circonscription de la Somme dont Ruffin est député], hier, qui a voté à 47 % pour le Rassemblement national dimanche 10 avril. J’écoute, d’abord, et puis j’essaie de ramener au clivage bas contre haut, leur dire qu’elle ne vise pas les gros. « Ne vous trompez pas de colère. »

Dire que tu votes Macron, c’est prendre le risque que des électeurs de ta circonscription disent : « Ben, il est comme les autres » ?
D’abord, et de longue date, je m’étais dit : « Ça suffit, pas cette fois, le chantage. » Je ne me suis résolu à rien. Mais qui touche à Macron aujourd’hui est cramé ! Ça tue une alliance possible avec les classes populaires demain. Je ferai quelque chose dans l’isoloir qui ne regarde que moi. Et de toute façon, quel que soit mon choix, je ne serai pas fier.
Que serait un monde dans lequel Mme Le Pen serait élue ?
Pour un certain nombre de gens, ce serait encore plus de souffrances. Mais ceci dit, Emmanuel Macron, avec à son bilan plus de 200 crânes fendus, 30 éborgnés, 6 amputés, une violence que nous n’avions pas connue depuis longtemps, c’est pas franchement le candidat de la paix civile. Et on ne l’entend pas faire des mea culpa ou proposer un autre chemin. Il ne facilite pas les choses.
Que se passerait-il si elle était élue ?
Je ne pense pas que ce sera le cas. De toute façon, je serai là. J’en entends qui disent « je quitterai la France », etc. Moi pas. J’habite ce pays. J’habite un coin où elle arrive en tête à toutes les élections. J’y resterai.
Comment imagines-tu l’avenir ?
Ce qu’on peut espérer, c’est que ce qui ne s’est pas réglé dans les urnes se règlera dans la rue. Les classes populaires se sont divisées dans les urnes entre quartiers populaires qui votent Jean-Luc Mélenchon et campagnes populaires qui votent Marine Le Pen, il faudrait que les deux convergent à l’automne autour des réformes des retraites ou d’autres choses comme cela s’était passé en 1995 [le Premier ministre, Alain Juppé, avait lancé une vaste attaque contre la protection sociale, déclenchant un mouvement massif de protestation]. Emmanuel Macron ne répond pas aux attentes du pays. En 2017, il a été élu à contre temps de l’Histoire, avec les idées de mondialisation heureuse, de concurrence libre et non faussée. On ne veut plus de ce projet. La classe dirigeante sent que le projet qu’elle porte ne répond plus du tout aux attentes du pays.
Je regarde des sondages, pour ainsi dire infrapolitiques. Quand tu demandes aux gens : « Est-ce que vous pensez que le monde va trop vite et qu’il faut ralentir ? » Ils répondent massivement : « Il faut ralentir, le monde va trop vite. » Pourtant, quel est le maître mot de la macronie ? « Accélération, accélération, accélération ! » Tu demandes aux gens : « Comment vous pensez qu’on va résoudre la crise climatique ? Par des changements dans la société ou par des changements technologiques ? » Ils répondent en majorité que cela passe par des changements dans la société. Et pourtant, et c’est ce qu’il y a de pire dans le programme d’Emmanuel Macron, sa seule vision, c’est l’inflation technologique.
Il y a au fond une rupture très profonde entre l’idéologie des dominants et un désir qui existe dans le pays, mais qui n’a pas trouvé un chemin politique. Comme cela ne tient plus, il a fallu user de ce que Gramsci nomme « la force de coercition », la matraque durant les Gilets jaunes. Mais au quotidien, les dominants règnent avant tout par la « force de résignation ». Notre travail est que les gens prennent conscience de leur désir. Et qu’ils y croient. Un désir d’autre chose, même si ce n’est pas hyper clair. Peut-être pas « changer la vie », qui me paraît prétentieux, mais changer un peu la vie, oui c’est possible.
C’est la question de la joie. L’écologiste Sandrine Rousseau dit que durant sa campagne de primaire, un des éléments essentiels était qu’il avait de la joie dans toute son équipe. Dans la campagne de l’Union populaire, il y avait aussi cette énergie, cette dynamique. Comment la maintenir après l’échec du premier tour ?
Par des livres, des films, des concerts... Ils veulent tellement qu’on « reste chez nous », atomisés, qu’au fond, jouer au volley sur une place, c’est presque un acte révolutionnaire ! Je crois que la démocratie est une fête. La révolution est une fête. À un moment, il faut qu’une joie jaillisse du cœur des Hommes. Ils nous veulent déprimés, abattus, résignés. Et rien que le fait d’être joyeux est déjà une victoire. Il ne faut absolument pas qu’on se laisse aller à la pente de l’abattement, du découragement.
Dans Journal d’un Allemand, Sebastian Haffner montre que la dépression fut l’alliée du nazisme. L’un des acquis de l’Union populaire, c’est que, dans un temps de dépression, entre le Covid et l’Ukraine, elle a porté de l’énergie, de l’envie. La gauche est encore debout. Elle existe. Il y a encore quelque chose qui est vivant dans le pays. Nous ne sommes pas condamnés à glisser sur la pente de la dépression.

Ceux qui font vraiment attention à la question écologique et à la question climatique ressentent une écoanxiété. Et un sentiment d’accablement de voir ces politiques qui ignorent totalement ces questions, que ce soit Macron ou Le Pen. Comment on réanime l’enthousiasme quand on est face à cette terrible anxiété ?
La question climatique bouleverse, pour moi, le rapport au temps. Sur le social, sur l’économique, tu peux espérer, tu peux te dire que ça va remonter, même si la mondialisation nous pousse vers le bas depuis quarante ans. Avec l’environnement, il n’y a pas de cycle : ce qui est détruit ne sera plus reconstruit. C’est fini. Ça te met dans la tête une course contre la montre. Et du coup, le pouvoir va nous répéter l’ « urgence », l’« urgence », car l’urgence l’arrange, l’urgence, c’est l’interdiction de penser, d’imaginer, de chercher une alternative. L’urgence conduit au technologisme le plus immédiat, et au fond à l’impuissance. Donc, il y a une urgence à renouer avec le temps long.
Tous les jours, je vois plein de raisons d’être pessimiste, dans mes reportages, dans la gadoue du réel, dans la résignation que produit la réalité, et sur le terrain du climat. J’ai comme contrepoids des penseurs qui viennent me montrer le ciel, un horizon qui peut paraître fou, farfelu, mais qui permet de poser une espérance sur le réel.
Est-ce que ce n’est pas dans l’affrontement que les choses se résoudront ?
La conflictualité ne me pose aucun souci, le seule question étant : avec qui ? Avec les masses, ou pas ? Si on le fait juste avec une petite fraction d’avant-garde, qui est dans la locomotive mais que derrière elle ne raccroche aucun wagon, ce n’est pas cela qui va porter le pays. La question que je me pose en permanence, c’est : « Comment on raccroche les wagons derrière ? Comment ceux qui sont devant ne partent pas trop devant ? »
La gauche peut-elle se recomposer ? Est-ce l’alliance est possible entre l’Union populaire et l’autre pôle qui est l’écologie ? Sachant que le Parti socialiste s’est effondré.
D’abord, rien ne dit que le parti socialiste soit mort : je le compare, pour ma part, aux radicaux, qui ont décliné, sans idéologie forte, mais en conservant un ancrage local.
Quant à l’alliance, au-delà des partis, je songe à une alliance des psychologies. Le mouvement écolo – en dehors même d’Europe Écologie-Les Verts – veut partir d’en bas. Il agit sur le terrain, il est à l’aise avec les municipales, parce que c’est de la proximité. Et tu as La France insoumise qui est une pensée par le haut. « Il faut diriger le pays. On est prêt à prendre des ministères. On est prêt à prendre l’Élysée. Voilà les plans qu’on va mettre en œuvre. » La rencontre de ces deux psychologies-là sera une fécondation réciproque. C’est par la rencontre des deux qu’on parviendra à faire quelque chose de beau dans le pays.
« La gauche est encore debout, elle existe »
Je prends l’exemple de la Sécurité sociale. Au départ, c’était un mouvement par le bas. Les travailleurs dans leurs usines avaient décidé de mettre en place une caisse de solidarité. À la fin, cela a fait une mutuelle dans une fédération. Mais en 1940, il n’y avait qu’un tiers des salariés couverts par ces assurances. Vient le mouvement par le haut : Ambroise Croizat, ministre des travailleurs, décida à la Libération de généraliser à tout le pays, à tous les salariés, ce qui avait été fait par le bas. Ambroise Croizat et le Parti communiste n’y auraient pas cru s’il n’y avait pas eu d’abord cette imagination ouverte par le bas.

Donc, il faut penser la rencontre sur le plan écologique entre le haut — une pensée dirigiste et dirigée — et la volonté d’en bas. Pas comme une contradiction mais comme la possibilité de dépassement d’une contradiction. Après je suis favorable aussi à l’alliance pour qu’on reconstitue un bloc historique qui allie classes intermédiaires des centres-villes — en gros qui ont voté Union populaire et Jean-Luc Mélenchon — et classes populaires.
Avant, tu prônais une stratégie qui parviendrait à détacher les cadres et les classes moyennes des dirigeants et de l’oligarchie pour faire alliance avec les classes populaires. Et là, tu sembles évoluer vers une nouvelle idée : « Nous sommes forts dans les villes, mais il nous faut convaincre les campagnes populaires qui pour l’instant votent souvent à l’extrême droite. »
Je n’ai pas varié. Nous affrontons un double divorce. En 1981, les profs et les prolos votent, très largement, pour François Mitterrand. C’est le bloc historique.
Mais la mondialisation va le faire exploser : elle trace comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus, entre les professions intermédiaires, dont le chômage est resté stable, et les ouvriers qui ont vu leur taux de chômage multiplié par quatre. Et donc, cela fait péter le bloc entre classes intermédiaires – je refuse l’expression ‘classe moyenne’ qui est un grand fourre-tout — et classes populaires.
Il y a un deuxième divorce, interne aux classes populaires. Les classes populaires des quartiers, pour beaucoup issues de l’immigration, et les classes populaires des campagnes — qui se sont éloignées des villes, compte tenu des niveaux des loyers ou d’achat d’une maison. Elles ont été envoyées dans ce que Christophe Guilluy appelle les « périphéries aphones » [1]. C’est la France des Gilets jaunes, des ronds-points, des bourgs.
Lénine disait : « Une situation prérévolutionnaire éclate quand ceux d’en haut ne peuvent plus, ceux d’en bas ne veulent plus, et ceux du milieu basculent avec ceux d’en bas. » C’est vrai, mais ceux d’en bas, ce n’est pas homogène, entre les campagnes populaires qui ont massivement voté pour Marine Le Pen et les quartiers populaires qui ont massivement voté pour Jean-Luc Mélenchon.
Les quartiers populaires sont aussi ceux où le plus souvent vivent les Français d’origine étrangère. Est-ce Le Pen essaye de créer une tension entre ces quartiers et les campagnes populaires ?
C’est évident qu’elle joue là-dessus, mais elle n’est pas la seule. Le jeu des pouvoirs, c’est de toujours fracturer le bloc populaire. Les Français contre les étrangers, mais aussi les travailleurs contre les « assistés », et même les vaccinés contre les non-vaccinés. Grâce à ces divisions permanentes, les gens se comparent à ce qu’ils ont de plus proche, à ceux qu’ils connaissent dans leur cage d’escalier, leur voisin...
C’est un gros souci. Il y a deux invisibles dans la société. Les invisibles du bas, que je m’applique à mettre en lumière : les auxiliaires de vie sociale, les caristes. Et les invisibles du haut : c’est l’oligarchie. Comment la colère se canaliserait vers eux, alors qu’ils sont invisibles ? Ils sont comme des dieux cachés, ils décident de tout mais on ne les voit pas. Quand il y a les dividendes du CAC40 qui tombent, 140 milliards d’euros soit plus de 60 % que le précédent record [2], ça ne fait même pas événement. Selon moi, il y a nécessité de montrer leurs jets, leurs yachts, leur mode de vie, pour essayer qu’il y ait un catalyseur de colère là dessus, plutôt que sur le gars qui est au RSA, et qui « devrait travailler, quand même ».
Les médias jouent un rôle énorme : ces campagnes populaires regardent TF1. Ce rôle est pourtant oublié dans le débat politique. Comment faire grandir les ferments dont tu parlais quand la représentation globale du monde par ces médias dit tout autre chose ?
Il ne faut pas prendre les gens comme des éponges automatiques de ce qui est balancé dans les médias. Sinon, nous n’aurions pas eu 55 % pour le « non » au référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005 — et 80 % chez les ouvriers [3] qui sans doute regardent massivement TF1. La pensée unique était bien plus puissante à l’époque qu’aujourd’hui. Parce que les sites Internet, les pages Facebook... viennent percuter les infos dominantes et les obliger à dire des choses que jamais ils n’auraient dites. Le paysage médiatique est moins verrouillé.

Et nous, nous devons continuer à dire ce que nous ferions si on pouvait libérer l’information. On ferait en sorte que les médias ne soient plus détenus par le capital mais par des sociétés de journalistes avec des sociétés de lecteurs, d’auditeurs de téléspectateurs.
Dans un autre domaine, il y a un clivage sur la question numérique et la technologie, avec le projet technocapitaliste de Macron, la numérisation généralisée, l’augmentation de la consommation électrique, la 5G, l’intelligence artificielle… Il semble séduire une partie des classes intermédiaires, alors que dans les campagnes populaires, cette imposition brutale de l’impératif numérique est très mal vécue.
Il y a là une question infrapolitique qui n’est pas répertoriée. Il y a un sentiment de souffrance chez les gens parce qu’on ne peut même plus accéder à un humain dans les services publics pour qu’il nous aide à nous dépatouiller. Quand je dis cela dans les meetings, je suis applaudi immédiatement. Il y a quelque chose dans le cœur des gens à ce sujet. Il pourrait y avoir une convergence pour dire qu’on doit construire un numérique humain. L’alternative — avoir un humain en face de soi — doit exister.
Un renouveau de la critique de la technique se produit dans le mouvement écologique.
Cela fait maintenant un bail qu’il n’y a plus une équivalence automatique entre progrès technologique, innovation technologique et progrès humain. Et le réchauffement climatique montre à la puissance mille que l’innovation technologique se retourne contre l’humanité. Il est évident que toute innovation technologique n’a pas à être adoptée automatiquement. Et qu’il doit y avoir le filtre de la démocratie qui se demande : qu’est-ce qu’on en fait ? Est-ce qu’on prend ou pas ? Pour quel usage ?
« Les classes dirigeantes ont acté notre suicide »
La pensée du macronisme est une pensée terrifiante. Au fond, les classes dirigeantes ont acté notre suicide, ils ont acté que c’était foutu. Peut-être que comme dans Don’t look up [la fiction climatique à succès de Netflix], ils cherchent le vaisseau pour partir ailleurs ! Mais en gros, ils ont acté que c’était mort et qu’il n’y a plus qu’à foncer, par la robotique, la génétique numérique, une hyper inflation technologique, la 5G… Macron prétend nous sortir de la tombe alors qu’il la creuse tous les jours davantage. C’est notre fossoyeur. À travers lui, c’est la classe dirigeante dans son ensemble qui a décidé de nous enterrer.
Comment articuler la question écologique avec ton analyse sur les campagnes populaires ?
Je ne vois pas de contradiction. Tu peux choisir d’aller sur les points de tension : la chasse par exemple. Tu actives alors un réflexe identitaire chez les uns et chez les autres. Et tu divises. Mais tu peux aussi choisir de mettre en avant ce qui est nécessaire pour l’isolation thermique des bâtiments. Un rapport de la Fondation Abbé Pierre dit qu’on a éliminé l’an dernier 2 500 passoires thermiques [4]. Compte tenu du fait qu’il y a cinq millions de passoires thermiques, il nous faudra deux millénaires pour en venir à bout. Nous, on investirait massivement dans la rénovation. Avec ce sujet, tu réunis tout le monde.
Le pouvoir d’achat serait la question prioritaire du moment. Comment s’articule-t-elle avec la préoccupation de baisse de la consommation matérielle et énergétique ?
Notre slogan doit être : « Consommer moins, répartir mieux. » Mais à qui va-t-on demander de consommer moins d’abord ? C’est à des gens qui le 10 du mois n’ont plus rien ? Ceux qui doivent consommer moins, ce sont d’abord ceux qui sont tout en haut, pour donner un sentiment de justice. Ensuite, il pourra y avoir une réinterrogation sur la sortie de la société de consommation.
Un jour, l’an dernier, on a interdit aux vieilles bagnoles qui polluent l’entrée sur le périph. D’accord. Le même jour, on annonçait que le trafic de jets privés avait augmenté en France pendant la crise du Covid. On régule pour les pauvres des banlieues, mais on ne cherche pas du tout à réguler pour les hyper riches d’en haut.
Donc je ne vois pas la contradiction aujourd’hui avec le « pouvoir de vivre » [du nom d’un pacte écrit par une soixantaine d’organisations et dont certaines propositions ont été reprises par les Insoumis]. Par exemple, aujourd’hui, les gens n’ont pas le sentiment que l’école est gratuite. Ils payent la cantine, ils payent les fournitures, et surtout, ils payent tout ce qui est périscolaire. Si tu mets l’école gratuite, c’est l’amélioration du pouvoir de vivre, des gamins qui ne vont pas se priver de faire du sport, du karaoké ou djembé. Ce n’est pas un chèque chez Carrefour, mais c’est la vie qui s’améliore.
De la même manière, la Sécurité sociale à 100 % devrait aller de soi, c’est-à-dire les bons soins fondamentaux des gens : se loger, se nourrir, éduquer ses enfants.
Comment l’idée de sobriété vient-elle dans le discours que tu portes ?
C’est un mot que je ne porte pas. Aujourd’hui, je n’irai pas prononcer le mot « sobriété » à Flixecourt. La sobriété, je la vois s’appliquer avec une logique de quotas. Il faut construire des planchers et des plafonds. Il faut un plancher minimal pour les gens aient accès à un certain nombre de biens communs. Et un plafond parce que ce n’est pas parce que tu as le porte-monnaie rempli que tu as le droit de polluer la planète dix fois plus que les autres. Il y a plein de gens dans mon coin pour qui le plancher est trop bas. Et il s’agit de le relever.

En revanche, je fais, très souvent, la critique de la croissance. La France est un pays riche. On a un gâteau énorme : la question n’est pas comment on va grossir le gâteau mais comment le répartir. Comment on passe de la logique de croissance à la logique de partage, de la concurrence à l’entraide, de la mondialisation à la relocalisation. Voilà les ruptures à opérer. Il faut qu’on arrive à ce que le pays non seulement comprenne cela mais pense que c’est possible. Car le désir est là.
Je reviens à l’Union populaire. Jean-Luc Mélenchon a joué un rôle important dans l’histoire de la gauche. J’imagine qu’il pourrait transmettre le relais à une nouvelle génération. Comment imagines-tu cela ?
Il faut qu’on soit un orchestre. Et dans un orchestre, il y en a qui jouent de la flûte, d’autres qui jouent de la contrebasse, etc., et une partition plurielle est jouée. J’aime la Révolution française, et je l’aime pour son pluralisme : évidemment il y a la figure centrale de Robespierre, mais autour tu as Camille Desmoulins, Condorcet… Ce n’est pas un homme qui va résoudre le problème, il faut un mûrissement de la société. Et qu’il y ait dix, quinze, vingt, cinquante figures qui émergent. Il n’y aurait pas eu la Révolution française si toute une classe ne s’était pas élevée avec les Lumières. Il faut qu’il y ait dans ce pays des millions de porteurs des idées qu’on évoque aujourd’hui.