Gamelles pleines, l’association qui prend soin des sans-abri et de leurs chiens

Durée de lecture : 9 minutes
Animaux QuotidienLes sans-abri qui partagent leur vie avec un chien sont privés de la grande majorité des structures d’aide et d’accueil. En prenant soin des animaux, l’association caennaise Gamelles pleines permet à leurs maîtres d’essayer de se libérer de la prison de la rue.
- Caen (Calvados), reportage
« Princesse m’a sauvé quand j’étais sur le point de baisser les bras. C’était ma seule raison de vivre quand je descendais trop bas », souffle Jean-Marie, des trémolos dans la voix. Ce quinquagénaire, cheveux et barbe blanches, a traversé de longues années de sans-abrisme avec sa chienne. Comme lui, de nombreuses personnes à la rue ont fait le choix de partager leur vie d’errance avec un animal. Ces binômes, visibles sur les trottoirs de nos villes, sont pourtant méconnus.

« Les chiens permettent à leurs propriétaires de mieux survivre dans un contexte urbain difficile », explique le sociologue Christophe Blanchard, maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord – Paris XIII, qui est allé à la rencontre des propriétaires de chiens vivant dans les rues de France et en Europe pendant près de dix ans. « Le chien est une éponge émotionnelle, précise le chercheur. Il est loyal et ne juge pas. Pour des gens sans cesse stigmatisés, qui ont souvent des carences affectives fortes, il y a un retour sur investissement émotionnel immédiat, qui les aide à rester à flot dans un monde du sans-abrisme violent, déstructurant, où les addictions sont réelles. »
« L’animal est une bouée de sauvetage contre la noyade sociale », confirme Yohann Severe. Ce Caennais a fondé l’association Gamelles pleines, qui lutte contre l’exclusion sociale des sans-abri en les aidant à prendre soin de leurs animaux. « Nous pensons qu’il est très important d’aider les maîtres à garder, nourrir et soigner leur animal de compagnie », dit-il.

Gamelles pleines est née en 2008 dans les rues de Caen un soir d’hiver. Yohann Severe participait à une maraude avec sa chienne Rosaly : « J’ai été frappé de voir que les chiens n’étaient jamais considérés lors des distributions de denrées ou dans les soins prodigués. Pourtant, la force de la relation sautait aux yeux : les sans-abri partageaient leurs sandwichs avec leur chien et se livraient plus volontiers quand on s’intéressait à leur animal. »
« Les pouvoirs publics acceptent difficilement de prendre en charge les animaux »
Ce soir-là, « il a suffi d’un regard échangé avec Rosaly pour me donner l’idée de lancer la première distribution Gamelles pleines », raconte Yohann. La première année, via le blog Rosaly wafwaf, Yohann et sa chienne ont collecté plus de 1.450 kg de croquettes, qui ont été distribuées durant 170 nuits d’hiver. « Depuis, Rosaly a quitté ce monde, mais Gamelles pleines ne s’est jamais arrêtée ! ». Mieux, elle a pris de l’ampleur et s’est multipliée : l’association existe aujourd’hui dans onze villes de France.
Chaque semaine, dans les rues de Caen, Rennes, Paris, Lyon, Montpellier ou Strasbourg, les bénévoles organisent des maraudes pour discuter avec les sans-abri et leur apporter une aide matérielle. « Nous distribuons des croquettes, de la viande, des selleries, des antipuces, des friandises, des gamelles pour les animaux, mais également des vêtements chauds, des conseils et du soutien pour les maîtres », raconte Yohann Severe.

Surtout, l’association lutte pour que les structures d’accueil — accueils de jour, de nuit, ou administratifs — acceptent de recevoir les animaux. « En France, l’écrasante majorité des structures d’accueil les refusent sous prétexte qu’ils sont sales ou incontrôlables, regrette Yohann Severe. Mais pour les usagers, ça revient à dire “laisse ton gosse dehors”. » « Les pouvoirs publics sont méfiants et acceptent difficilement de prendre en charge les animaux, confirme Christophe Blanchard. Le problème, c’est que ça revient à exclure leurs propriétaires, qui se retrouvent prisonniers de la rue et ne peuvent plus en sortir, à moins de se séparer de ce qu’ils ont de plus cher. »
À Caen, encouragées par les bénévoles de Gamelles pleines, trois structures sont allées au-delà des préjugés et ont sauté le pas. Parmi elles, le foyer d’accueil d’urgence Cap Horn, situé dans le quartier de la gare. Gamelles pleines lui fournit des tapis, des antipuces, des selleries, des gamelles, et des croquettes. Marie-Hélène, présidente de l’antenne caennaise de Gamelles pleines, s’y rend régulièrement pour cerner les besoins et accompagner l’accueil des maîtres et de leurs animaux.
Les usagers, eux, sont ravis. Reporterre en a rencontré quelques-uns. « Avant, les animaux devaient dormir dehors, dans un chenil, alors je ne venais jamais », se souvient Pascal, 50 ans, dont 26 passées « à vagabonder dans la rue ». Endeuillé par la mort de Nono, son précédent compagnon, il a adopté une chienne, Nana, qui a 11 mois. « Je préfère les chiens aux humains, parce qu’ils ne me trahiront jamais », philosophe-t-il, une main dans sa barbe. Plusieurs fois, Pascal a composé le 115 et s’est vu proposer des places dans des centres qui n’acceptaient pas les animaux. « J’ai évidemment toujours refusé ! affirme-t-il. Ma chienne est avec moi H 24, et même quand je la confie pour faire mes papiers, je me dépêche pour la retrouver. M’en séparer, c’est hors de question. Je préfère dormir dehors avec elle, derrière les bus, malgré le confinement. Mon crédo, c’est “jamais sans nous deux” ! »
« Contrairement au regard d’un humain, Nala ne me juge pas »
Nana, tenue en laisse, sautille dans les couloirs du foyer, sous le regard amusé des autres sans-abri. Elle a repéré la jeune Nala, 9 mois, le dogue argentin de Ludwig. Les deux chiennes batifolent un petit moment. « Ma vie tourne autour d’elle maintenant, dit tendrement Ludwig en regardant sa chienne jouer. Contrairement au regard d’un humain, Nala ne me juge pas. Le bien que je lui donne, elle me le rend. » Pendant de longues semaines, la paire a vécu dans une tente posée dans la Vallée des jardins, un espace vert caennais. « Mes affaires ont été pillées plusieurs fois, et j’avais peur qu’on me pique ma chienne », dit Ludwig. Depuis qu’il est hébergé au Cap Horn, tout va mieux. « Je suis au chaud, Nala est bien portante, alors j’ai la tête plus libre pour me concentrer sur mes projets. »

Aux bénévoles de Gamelles pleines, Ludwig demande si Nala pourra être vaccinée et pucée. Il craint la parvovirose canine, une maladie qui se traduit par des vomissements et des diarrhées hémorragiques, et entraîne dans la plupart des cas la mort de l’animal infecté en quelques jours seulement. Marie-Hélène le rassure : Gamelles pleines organise régulièrement des actions avec des vétérinaires partenaires, afin de vacciner et de soigner les animaux. « D’une manière générale, la prise en charge de l’association s’élève à 50 % de la facture négociée, de façon à respecter la responsabilité du maître, mais chaque situation est étudiée selon leur souffrance sociale », explique Yohann Severe.

Jean-Marie et sa chienne, Princesse, vivent dans une autre structure « amie des chiens », comme le dit Yohann. Depuis trois ans, le tandem est hébergé au centre de réinsertion de la Cotonnière, dans le quartier du Chemin-Vert. Une quinzaine de chalets forment un petit village où les chiens sont les bienvenus, et les maîtres vivent autonomes et en collectivité et s’inscrivent dans un projet d’insertion. « Ici, on se reconstruit petit à petit, après avoir pas mal bourlingué », résume Jean-Marie en posant son regard sur sa chienne, étendue dans son panier. Il était pour lui « inimaginable » de vivre sans elle, « pas après tout ce qu’on a traversé ».
« Si les bonnes volontés disparaissent, il ne reste rien »
« Je suis tombé au bon endroit », se réjouit-il. Ici, Martine, animatrice sociale au village de la Cotonnière, trouve même « inadmissible de demander à des personnes qui n’ont rien d’autre que ce lien avec un animal de s’en séparer. Bien sûr, il faut fixer des règles, notamment pour respecter les habitants qui n’ont pas de chiens, mais ce n’est pas insurmontable et, au contraire, ces animaux apportent de la vie et font du bien aux habitants et au personnel. Ce sont un peu nos petits à nous aussi. »
Devant un chalet en bois, Bones, 13 ans, frotte son dos sur le bitume. « Quand je l’ai récupérée, elle venait de naître et a été abandonnée devant un centre vétérinaire, se remémore Vincent, son maître, volubile. Je l’ai nourrie au biberon. » Par la suite, « on a tout connu ensemble : mes bonheurs, ma vie de couple, la naissance de mon fils, mon travail ; et mes malheurs, quand j’ai tout perdu. Quand j’étais au plus mal, c’est sa présence qui m’a retenu de faire n’importe quoi. Vous comprendrez que je préfère vivre dans la rue et ses tracas, que de la mettre à la SPA. » Depuis son entrée au village de la Cotonnière, Vincent travaille comme préparateur de commande chez un maraîcher. « J’avance doucement, mais surement ! », assure-t-il.

Ce soir-là, le trentenaire reçoit la visite des bénévoles de Gamelles pleines, et tient à saluer leur travail. « Sans eux, les chiens de la rue iraient très mal », dit-il, ajoutant que « les bénévoles ont l’amour des animaux et personnellement, ça me met en confiance ». Spontanément, Vincent leur parle d’une « angoisse » : « Qu’est-ce que je fais si Bones meurt ? J’y ai réfléchi. J’ai plein de réponses. » « Le deuil est une période compliquée à gérer pour tout le monde, mais d’autant plus pour eux », reconnaît Yohann, qui a connu « plein d’histoires » de suicides consécutifs à la mort d’un chien. « Notre rôle, pour éviter cela, c’est de s’assurer que les gens ne soient pas seuls lors du dernier souffle de leur compagnon, qu’ils puissent compter sur une présence attentive dans les moments qui suivent. »

« Gamelles pleines est parvenu à initier un modèle vertueux à Caen, estime le sociologue Christophe Blanchard. Malheureusement, à l’échelle nationale, cette initiative est une compensation modeste de ce que les pouvoirs publics refusent de faire pour prendre en compte le binôme. Les choses évoluent un peu, mais toujours sous l’impulsion des bonnes volontés locales comme celle-ci, qui bricolent des réponses. » Mais, déplore-t-il, « il n’y a pas encore d’orientation politique permettant de fluidifier les choses, les travailleurs sociaux ne sont pas formés à ces questions. Ce qui m’inquiète, c’est que si les bonnes volontés disparaissent, il ne reste rien. »
En attendant, Yohann Severe et les bénévoles de Gamelles pleines promettent de rester tenaces. L’association pourrait même ajouter de nouvelles branches à son arborescence dans les mois à venir. « Nous formons des équipes bénévoles et motivées pour étendre notre action dans la France entière. Avoir un chien ne doit plus être un prétexte pour empêcher les personnes vulnérables d’accéder à un toit et à des aides sociales ! » exhorte Yohann.
- Regarder notre reportage photographique