Hautes-Alpes : une minuscule plante freine un projet de téléphérique

Les deux scientifiques cherchant l’androsace du Dauphiné où doit être construit le pylône du téléphérique, sur le glacier de la Girose. - © Angela Bolis / Reporterre
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Luttes Nature Grands projets inutilesL’extension du téléphérique sur un glacier divise La Grave, une station des Hautes-Alpes. Parmi les griefs des opposants, l’omission d’une espèce protégée, l’androsace du Dauphiné, une plante menacée par le projet.
La Grave (Hautes-Alpes), reportage
Le glacier de la Girose trône sur les hauteurs de La Grave, petite station des Hautes-Alpes 100 % hors piste, renommée pour le freeride et l’alpinisme. Tout autour, la vue embrasse les cimes dentelées des Écrins, le pic de La Meije, la vallée de la Romanche et, plus loin, un océan de monts verts et gris. Le panorama est sublime, et accessible : on y monte en « benne », un téléphérique des années 1970, qui grimpe à 3 200 mètres d’altitude. C’est ici que la mairie et l’exploitant du domaine, la Société d’aménagement touristique de La Grave, ont prévu de construire un nouveau tronçon du téléphérique, en remplacement d’un téléski obsolète, pour grimper plus haut encore, à 3 600 mètres.
Le projet, qui prévoit d’autres équipements touristiques (restaurant, « glaciorium »…), coûterait 14 millions d’euros, dont 4 millions de fonds publics. Contesté localement, il est actuellement sous le coup d’un recours en justice. Parmi les principaux griefs, les lacunes de l’étude d’impact, étape cruciale de son évaluation environnementale.

En ce jour ensoleillé de juillet, deux scientifiques du Laboratoire d’écologie alpine (CNRS), Sébastien Lavergne et Sébastien Ibanez, spécialistes de la flore d’altitude, prospectent un éperon rocheux qui émerge des glaces — là même où doit être construit le pylône du téléphérique. À première vue, le lieu semble désertique. Mais en l’observant de plus près, toute une biodiversité discrète se dévoile : des papillons, des mouches, des bourdons... Un tichodrome échelette, espèce protégée des montagnes, passe en silence, dans un éclat de plumes rouges. Entre les rochers poussent des graminées et des plantes en coussin : renoncules des glaciers, saxifrages à feuilles opposées... et, surtout, plusieurs androsaces du Dauphiné.

C’est précisément cette plante que les écologues sont venus chercher. Car cette espèce, protégée au niveau national, découverte en 2021 par ces mêmes chercheurs, ne figure pas dans l’étude d’impact. Le bureau d’étude qui l’a réalisée, Agrestis, affirme l’avoir cherchée sans la trouver. Selon lui, « le projet n’entraîne aucune incidence sur des espèces protégées, aucune n’ayant été recensée dans les emprises d’implantation ».
L’observation des scientifiques, certifiée le 11 juillet par une inspectrice de l’Office français de la biodiversité (OFB), vient prouver le contraire. « Ils ont raté la seule espèce protégée du site, pointe Sébastien Lavergne. Il y a pourtant ici un biotope classique de haute altitude, avec une communauté d’espèces végétales et d’insectes assez riche : on est loin du désert biologique décrit par l’étude d’impact. » Le rapport d’expertise écologique des deux chercheurs, rendu public et remis aux autorités administratives le 18 juillet, précise par ailleurs que ces milieux rocheux « constituent les derniers refuges pour ces écosystèmes de haute montagne tout entiers », dans le contexte du réchauffement climatique.

En plus de contredire l’étude d’impact, cette observation vient également discréditer la surprenante réponse du commissaire-enquêteur, Yves Larnaudie, reproduite dans son rapport d’enquête publique en février. Celle-ci mettait en cause l’intégrité scientifique de Sébastien Lavergne, qui avait signalé la présence de l’androsace : « Comme par hasard, un 18 septembre 2022, des alpinistes qui passaient par là ont aperçu une fleur remarquable et bien sûr protégée ! [...] Pour moi cela sent l’intox ! »

« On avance »
Dès lors, cette petite plante pourrait-elle constituer une alliée dans la lutte contre le projet de téléphérique de La Grave ? Suffira-t-elle à le ralentir, voire à le suspendre ? La perturbation ou destruction d’un seul individu d’une espèce protégée est illégale, sauf si une dérogation est accordée — une procédure longue, qui implique que le projet justifie un « intérêt public majeur ».
Pour autant, le rapport d’enquête publique a pris les devants, recommandant, en cas de présence avérée de l’androsace, de la « mettre en défens avant l’engagement des travaux », de sorte à éviter tout « impact résiduel » sur l’espèce. Pour le maire de La Grave, Jean-Pierre Pic, il n’y a donc « pas de problème : il suffira de décaler un peu le pylône pour préserver la plante ». Sébastien Lavergne, lui, n’est pas du même avis : « Le chantier induira forcément une énorme perturbation par des engins lourds, les terrassements, les purges de cailloux… et donc une destruction de son habitat, voire des spécimens présents. »

Dans tous les cas, la présence avérée de cette petite plante vient mettre un nouveau grain de sable dans les rouages de cet épineux dossier, qui divise le village. Elle s’ajoute aux nombreux griefs pointés par le collectif La Grave autrement et les associations SAPN-FNE 05, Mountain Wilderness, LPO Paca et Biodiversité sous nos pieds, dans un recours déposé fin mai. Si leur requête en référé, visant à suspendre immédiatement les travaux, a été rejetée le 27 juin, reste le jugement sur le fond, qui doit intervenir au minimum dans plusieurs mois. Trop tard pour la mairie. « On a eu l’accord du tribunal, on avance... On espère commencer les travaux au plus tôt », affirme Jean-Pierre Pic.

Insuffisances de l’étude d’impact
Pour les associations, le projet de téléphérique menacerait également des rapaces, en particulier les gypaètes barbus, dont un couple niche à proximité. Le risque de collision avec les câbles est un facteur de mortalité majeur pour ce grand vautour, en danger d’extinction. Par ailleurs, selon le dernier avis de l’Autorité environnementale sur l’étude d’impact, le niveau des enjeux environnementaux a été sous-estimé pour les espèces d’oiseaux présentes, dont certaines menacées, ainsi que pour les insectes, dont l’inventaire est largement lacunaire.
Plus généralement, « l’étude ne prend pas en compte les impacts indirects générés par la hausse de la fréquentation humaine : piétinement, dérangements de la faune, déchets, mais aussi, en hiver, un accès accru des skieurs vers des vallons sauvages, en cœur de Parc des Écrins », note Lucienne Ballangé, de la SAPN-FNE. Le Conseil scientifique du parc national a d’ailleurs rendu un avis défavorable au projet, dénonçant ses impacts environnementaux et paysagers.

Les associations attaquent également les « irrégularités sérieuses de l’enquête publique » : en particulier, un manque notoire d’impartialité de la part du commissaire-enquêteur, qui a exprimé son soutien au projet, a rendu un avis favorable malgré une majorité d’avis défavorables du public, et a privilégié les avis des habitants locaux.
Autre motif du recours, enfin : la viabilité économique du projet. La Grave autrement a commandité une étude alternative réalisée par deux cabinets indépendants, qui a pointé, en septembre 2022, « sa grande fragilité économique, la surévaluation exponentielle des retombées sur le territoire, et son faible intérêt touristique ».
« Projet d’un autre âge »
Selon Niels Martin, du collectif d’opposants, la rentabilité du projet repose sur une future liaison avec le domaine skiable des Deux-Alpes, tout proche du haut du téléphérique — un objectif fermement nié par la mairie. Surtout, « suivant le modèle classique de l’aménagement des stations de ski en France, il serait financé par des opérations de promotion immobilière, qui défigureraient le village », estime cet habitant.
« Le projet permettrait d’investir dans des petites résidences, de manière raisonnée, confirme le maire de La Grave. On pourra aussi rallonger la saison touristique, maintenir les entraînements de ski sur le glacier, faire monter en gamme les hébergements... Sans le téléphérique, c’est la mort du village. »

De leur côté, les opposants défendent une voie alternative à « ce projet d’un autre âge » : pas de téléski ni de nouveau téléphérique, mais des aménagements touristiques requalifiés, et une diversification de l’économie locale pour réduire la dépendance au tourisme. À terme, c’est peut-être le changement climatique qui tranchera. D’après le glaciologue Lucas Davaze, qui effectue des mesures du glacier de la Girose, celui-ci « a perdu 40 mètres de masse depuis les années 1970. Dans un scénario climatique intermédiaire, il pourrait disparaître dans les années 2080-2100 ».