« Ils vident la Manche » : dans le Nord, des pêcheurs s’élèvent contre la pêche industrielle

Des pêcheurs français et anglais se sont unis dans la Manche pour protester contre la pêche industrielle, le 9 mai 2022. - © Suzanne Plunkett/Greenpeace
Des pêcheurs français et anglais se sont unis dans la Manche pour protester contre la pêche industrielle, le 9 mai 2022. - © Suzanne Plunkett/Greenpeace
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PêchePêcheurs et associatifs se sont réunis au sein du premier port de pêche de France, le 9 mai, pour réclamer un moratoire européen sur la senne démersale. Cette technique de pêche « ultra-efficace » épuise l’écosystème de la Manche.
Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), reportage
Sur le bitume, les contours cadavériques de poissons et de pêcheurs s’entremêlent. Des morceaux de rubalise jaune et noire parachèvent la mise en scène, digne d’une série policière. Dans l’après-midi du 9 mai, le marché aux poissons de Boulogne-sur-Mer a brièvement été grimé en « senne de crime », en référence à la senne démersale, une technique de pêche industrielle accusée de « vider » la Manche. À l’initiative des associations Bloom et Pleine Mer, une vingtaine de militants écologistes et de pêcheurs artisanaux se sont réunis pour exiger un moratoire. A minima, ils espèrent obtenir l’adoption, d’ici le 12 mai, d’un amendement déposé au Parlement européen par l’écologiste Caroline Roose, qui propose d’interdire la senne à moins de 12 milles des côtes françaises.

Apparue dans les eaux du nord de la France au début des années 2010, la pêche à la senne consiste à extirper les poissons de l’eau après les avoir encerclés dans des filets dérivants. « Un peu comme avec un lasso », explique Alexandre Fournier, 25 ans, senneur repenti depuis près d’un an. Des câbles vibrants dissuadent les poissons de s’éloigner du centre. La technique est diablement efficace. Les filets des plus gros navires peuvent couvrir une surface de 2,5 km2. « Sur une journée, cinq bateaux comme ça rabattent l’équivalent de Paris dans leurs filets. »
La senne démersale a commencé à se développer sous l’impulsion des flottilles néerlandaises venues pêcher dans les eaux françaises. Comme un grand nombre de pêcheurs boulonnais, Alexandre Fournier s’y est d’abord opposé, avant de céder, dans l’espoir de contrer la concurrence. Un million d’euros ont été investis pour convertir son chalutier à la senne. « On ne voulait pas se laisser mourir, on a voulu rester compétitifs », justifie-t-il. Le jeune homme s’en mord aujourd’hui les doigts : « Si l’on continue ces pratiques, dans cinq ans, il n’y aura plus personne. Il n’y aura plus assez de poissons. »

« La seule solution, c’est d’interdire la technique pour tout le monde »
Dos aux navires mouchetés de guano amarrés sur le quai, les pêcheurs présents acquiescent. Rouget-barbet, grondin perlon, carrelet, sole, limande, barbue, turbot... La liste des espèces qu’ils voient disparaître au fil des années n’en finit pas de s’étoffer. Le doigt du président du comité régional des pêches, Olivier Leprêtre, mime un plongeon vers le sol : « On est comme ça. » Le père d’Alexandre Fournier, Philippe, en veut pour preuve ses données de débarquement, qu’il fait défiler sur l’écran de son portable. En 2017, le quinquagénaire a pêché 65 tonnes de grondin perlon. En 2018, 52. En 2019, 25. La dégringolade n’a pas cessé : l’année dernière, il n’a rapporté que 6 tonnes de ce poisson rougeâtre au port.
Le marin accuse la « démesure » des senneurs industriels hollandais, qui auraient entraîné les navires français dans leur course macabre à l’hyperefficacité technologique. « Maintenant, ils font du non-stop, des rotations d’équipage pour que les bateaux restent toujours en mer », raconte-t-il. Au cours des dernières années, des discussions avaient été amorcées entre pêcheurs français et néerlandais pour limiter conjointement la taille des équipements, le nombre de bateaux et la quantité de jours passés en mer. Sans succès. Les Néerlandais n’auraient « rien voulu entendre », déplore-t-il. « La seule solution, c’est d’interdire la technique pour tout le monde. »

À ses côtés, Jérémy, fileyeur, fume nerveusement une cigarette. Il s’est lancé dans le métier à 16 ans. Il en a aujourd’hui 36. Son équipage et lui pouvaient auparavant pêcher à seulement une heure du port : « Après, on rentrait chez nous, et c’était bien. » Aujourd’hui, « on pousse à 4 h 45 de Boulogne, on va à Pétaouchnok, en long, en large et en travers, et on n’a plus rien dans nos filets. » Sa voix se teinte d’angoisse en se perdant dans ses données. Son chiffre d’affaires a chuté de 70 % cette année. « Je suis désespéré, lâche-t-il. J’ai une maison à rembourser, trois enfants à nourrir. Je ne sais rien faire d’autre. Je vais faire quoi, aller au McDo pour gagner 800 euros par mois ? »

Le trentenaire avoue être déçu par le nombre restreint de pêcheurs ayant fait le déplacement. « Tout le monde se plaint tout le temps, et quand il faut être là, il n’y a personne. » Laetitia Bisiaux, de l’association Bloom, y voit une manifestation de l’immense « désarroi » des pêcheurs. « Ils en ont marre, ils se demandent “À quoi bon ?”. » Jérémy soupire : « Les lobbies hollandais connaissent déjà la fin de l’histoire. Nous, on n’a personne pour nous défendre. » La pratique compte également quelques soutiens en France. Dans La Voix du Nord, le directeur de la Coopérative maritime étaploise, Étienne Dachicourt, jugeait il y a quelques jours « très dangereux » d’interdire la senne.
« Ça devient invivable »
Ses ravages font pourtant des victimes jusqu’en Angleterre. En signe de leur opposition commune à cette technique, des pêcheurs artisanaux français et anglais se sont rejoints au milieu de la Manche en parallèle de la manifestation du 9 mai. Des cadeaux ont été échangés entre les équipages du Jessie Alice, venu du comté de Suffolk et soutenu par la branche britannique de Greenpeace, et du Laurent Geoffrey, immatriculé à Boulogne-sur-Mer. Un symbole fort, compte tenu des tensions autour des quotas occasionnées par le Brexit. « Comme nous, ils ne pêchent plus rien dans leurs eaux », témoigne Laurent Merlin, le commandant du navire français, à son retour sur terre.

Des caisses en plastique dégoulinant d’eau de mer et de roussette, un petit poisson tacheté de la famille des requins, s’entassent sur le ponton de son fileyeur. « On n’arrive plus à pêcher que ça, confie-t-il. Et encore, aujourd’hui, c’était exceptionnel. Le métier part à la catastrophe. » Ce fils, petit-fils et arrière-petit-fils de pêcheur se rappelle avoir été « heureux, avant ». « Aujourd’hui, c’est du stress continu. Mon fils a 11 ans, il veut aller en mer. Je le lui interdis. Ça devient invivable. » Selon lui, « il est déjà trop tard ».

Pêcheurs et associatifs sont pessimistes quant à la possibilité d’obtenir un moratoire à court terme. Ils ne comptent cependant pas baisser les bras. Laetitia Bisiaux et Alexandre Fournier sont attendus dans les prochains jours à Bruxelles. Ils tenteront de convaincre des eurodéputés de voter en faveur de l’interdiction de la senne à proximité des côtes françaises dans le cadre de la révision de la Politique commune de la pêche (PCP). « Rien qu’une réglementation, pense l’ancien senneur, ce serait déjà une victoire. »