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Pêche

Pêche industrielle : comment les Pays-Bas vident les eaux françaises

Les pêcheurs artisanaux français négocient actuellement avec les marins étrangers, qui pratiquent la surpêche industrielle en utilisant la senne danoise. Redoutablement efficace, cette technique menace les ressources halieutiques et l’avenir des pêcheurs français.

« Après le passage de leurs bateaux, ce n’est même plus la peine d’aller pêcher. » Philippe Calone, pêcheur au filet dans la baie de Seine (Normandie), fait partie de ces marins écœurés qui ne supportent plus la présence des gros navires étrangers. Depuis quelques années, les tensions entre les pêcheurs artisanaux français et les professionnels néerlandais, anglais ou allemands — qui eux, pratiquent une pêche industrielle — ne cessent de grimper. Les Français tiennent les étrangers pour responsables de la crise économique qu’ils vivent actuellement.

En novembre 2020, la criée de Dunkerque (Nord) a fait faillite et a dû fermer ses portes. Le mois suivant, des marins ont bloqué le port de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) pour protester contre la « surexploitation » des ressources de la Manche par les navires néerlandais. « Ce sont de gros bateaux, et leurs prises sont trop importantes par rapport à la ressource de poissons disponibles, décrit Philippe Calone. Un seul de leur passage raréfie la ressource sur tout un secteur donné pendant au moins quinze jours. Ils avaient commencé dans le sud de la mer du Nord, ils ont tout raflé — la pêche artisanale est en grande difficulté là-bas depuis — et ils arrivent maintenant dans la Manche Est. »

« Ce gigantisme fait qu’il n’y a pas assez de poissons pour tout le monde »

Ces grands navires (plus de 25 mètres de long) pratiquent souvent une méthode de pêche particulière : la « senne danoise ». Contrairement à ce que son nom indique, elle est surtout utilisée par les Néerlandais. Apparue en France il y a seulement une dizaine d’années, elle consiste à mettre à l’eau de longs filets formés de deux « ailes » pendant plusieurs heures. Des câbles latéraux en acier assurent le rabattage des poissons.

« Cette technique est très performante, indique Mathieu Vimard, directeur adjoint de l’Organisation des pêcheurs normands (OPN). Elle est bien plus efficace que les méthodes de chalutage traditionnelles. Pour un même temps passé en mer, ce ne sera pas du tout la même production de pêche. » La combinaison « gros navires très modernes » et « technique de pêche super-productive » a forcément créé des inégalités entre les pêcheurs. « Ce gigantisme, dans un petit espace comme la Manche, fait qu’il n’y a pas assez de poissons pour tout le monde », regrette Mathieu Vimard.

En outre, certains pêcheurs français ont des soupçons quant à la légalité de la présence des navires néerlandais sur ces zones françaises. Pour pêcher dans l’est de la Manche, les bateaux doivent disposer d’une autorisation européenne de pêche, mise en place pour réguler l’accès à la ressource. Alors que le nombre de gros bateaux étrangers autorisés devrait rester stable, les pêcheurs français les voient pourtant augmenter. Signe, selon eux, que la réglementation n’est pas correctement appliquée.

« Si on n’encadre pas la technique, on va droit dans le mur »

Pour calmer les esprits, l’industrie néerlandaise a donc entrepris de mettre en place un accord entre les différentes parties prenantes pour « encadrer » la pratique. Depuis plus d’un an, Néerlandais, Anglais, Belges et Français négocient sur cette question, emmenés par VisNed, fédération d’organisations de producteurs néerlandais.

« Le problème de cet accord, c’est qu’on ne part pas avec le même constat de base », déplore Mathieu Vimard, directeur adjoint de l’OPN. Cette dernière participe aux négociations : elle représente 240 bateaux artisans normands, dont aucun ne pratique la senne danoise. « Nous, on voit qu’il y a une diminution de la ressource et que si on n’encadre pas la technique, on va droit dans le mur, poursuit-il. Les Néerlandais, eux, sont là pour faire un accord qui soit une caution, une façon de prétendre qu’on arrive à s’entendre entre nous. »

« La pêche industrielle néerlandaise détruit l’écosystème et notre métier. »

Certains pêcheurs français tiquent aussi sur un élément : les dés leur semblent pipés. Les Anglais sont représentés par Andries de Boer, directeur de l’organisation anglaise de producteurs Lowestoft Fish Producers Organisation. Pourtant, Andries de Boer est… Néerlandais. Côté Belgique, c’est un constructeur de « senneurs » (un navire conçu spécifiquement pour la pêche à la senne) qui représente la profession. Bref, tout semble mis en place pour que les intérêts néerlandais priment sur le reste.

Les négociations sont encore en cours, et aucun accord n’a été signé. Pourtant, le 15 avril 2021, l’organisation VisNed s’est félicitée sur son site internet que « les représentants des pêcheries des quatre pays concernés se sont enfin mis d’accord sur des mesures de gestion » dans la Manche. Mieux encore, l’accord était censé commencer dès ce lundi 19 avril.

« On va mourir si ça continue »

Actuellement, le texte en négociation prévoit un nombre maximum de bateaux de pêche à la senne (28 pour la France, 24 pour les Pays-Bas, 17 pour le Royaume-Uni et 6 pour la Belgique), une limitation des jours de pêche (8 jours calendaires de période de pêche par période de 14 jours, soit tout de même près de 200 jours) et des mesures techniques (taille du maillage, des câbles, etc.). L’accord prévoit que les organisations de producteurs des navires concernés doivent s’engager « à faire respecter les règles ainsi définies et à appliquer des sanctions en cas d’infractions. »

« Le nombre de navires autorisés, c’est déjà trop. Et ce sont des gens qui sont d’accord entre eux. Qui ira réellement contrôler la longueur de câble d’un bateau ? » s’interroge Mathieu Vimard. L’OPN refuse donc de signer le texte. Certaines organisations de producteurs français sont encore en réflexion. « Le but de cet accord est de garantir un futur durable à tous les pêcheurs et à leurs familles, dit Pim Visser, le dirigeant de VisNed. Nous poursuivons donc les discussions entre les organisations de pêche des quatre pays et il a été convenu que lorsque de nouvelles mesures seront nécessaires, elles seront prises. Cet accord est en ce sens "un document vivant". »

Le pêcheur Philippe Calone, qui ne prend pas part aux négociations mais les « suit très très attentivement », souhaite même que l’accès à la Manche soit interdit aux bateaux de plus de 25 mètres. « Les pêcheurs français pêchent chaque année de moins en moins, soupire-t-il. Nous on n’a jamais surpêché, on essaie toujours de s’autogérer. On n’est pas parfaits mais ce n’est pas comparable avec la pêche industrielle néerlandaise. Elle détruit l’écosystème, elle détruit notre métier. On va mourir si ça continue, on n’en peut plus. »

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