Internet et les injonctions de la démocratie
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Libertés NumériqueUn texte écrit en 1996. Témoignage historique ou question toujours pertinente ?
Depuis quelque temps les médias français assomment leurs lecteurs d’articles de vulgarisation vantant les mérites de ce nouveau moyen de communication constitué par le réseau Internet. On y apprend que les Français ne semblent pas se ruer sur cette nouvelle technique dont l’utilité ne leur paraît pas évidente contrairement à la machine à laver ou au téléphone. Cette inadmissible attitude de frilosité est vigoureusement dénoncée car la France doit bien sûr à tout prix rattraper son retard par rapport aux Etats-Unis. Les réticences initiales vis-à-vis de cette innovation sont dorénavant écartées d’un revers de main ; les professionnels des médias, les intellectuels et les industriels nous le disent : il faut à nouveau foncer sur la voie royale du progrès !
Observons tout d’abord que comme d’habitude, une propagande technicienne forcenée se manifeste d’autant plus vigoureusement au moment du lancement d’une innovation technologique que celle-ci rencontre quelques réticences au sein de la société civile. C’est ainsi que par le passé fut lancé en France le programme électronucléaire, la télématique dans les années soixante-dix et plus récemment les techniques du génie génétique . Un consensus est ainsi artificiellement créé par un véritable matraquage multimédiatique auquel participe tous les représentants de notre oligarchie technicienne, à savoir journalistes, scientifiques, industriels, économistes et politiques dont certains sont réunis au sein du bien nommé Club Saint Simon, ce haut lieu de l’idéologie du progrès.
Notons cependant un petit changement par rapport au passé : on fait aujourd’hui semblant parfois de peser le pour et le contre de cette énorme innovation tout en suggérant immédiatement qu’il va falloir impérativement nous adapter, c’est-à-dire se préparer à accepter les bouleversements incalculables induits par la diffusion mondiale de ces réseaux. C’est ainsi que l’on dresse l’opinion à subir un déterminisme technico-économique savamment orchestré.
Ainsi, sans le moindre débat contradictoire effectif, sans d’ailleurs qu’intervienne ni le marché ni le pouvoir politique, notre oligarchie technicienne engage les Français à marche forcée dans des voies totalement inconnues qui ne peuvent donc être que très dangereuses . Car où donc se trouve l’étude d’impact psychiatrique, sociale, culturelle, économique et même écologique de cette nouvelle technologie ? Il y a de toute manière une évidence : ces réseaux immatériels vont induire autour de la planète des transferts massifs d’informations à la vitesse de la lumière et un véritable mouvement brownien d’images, de sons et de messages de toutes sortes va inonder les sociétés humaines comme cela est déjà le cas avec les moyen actuels de la radiotélévision. Les conséquences d’un tel phénomène risquent en effet d’être incalculables en raison de la rapidité de diffusion de ces nouvelles techniques. On peut penser plus particulièrement que la combinaison de ces réseaux avec les flux financiers internationaux pourrait susciter une gigantesque crise monétaire mondiale plongeant les pays les plus développés dans le chaos. Car par nature la diffusion actuelle de ces réseaux ne peut se faire qu’au détriment des régulations et des équilibres nationaux, régionaux et locaux. S’il y a en tous les cas une évidence, c’est bien celle d’une accélération du processus actuel de mondialisation par interaction de l’innovation technologique et des échanges économiques internationaux. Tout cela ne peut bien entendu que pousser à la naissance d’Etat Planétaire, cauchemar antidémocratique du siècle à venir .
Où donc les errances internationales sur cybernet vont-elles nous mener ? Qu’importe, du moment que l’on accède à l’ivresse technologique, nous répondent les pratiquants-croyants ! En effet, contrairement au passé où le progrès technique était toujours censé être porteur d’un progrès moral et politique de l’humanité, aujourd’hui la question du sens et des finalités a été évacuée dès le départ. Toutes ces vieilleries que sont la fraternité, la justice, la liberté, la beauté et le bonheur n’ont décidément plus aucun intérêt ! Qu’on se le dise, on vit dorénavant, fait sans précédent dans l’histoire de l’humanité, dans une société qui a sacralisé ses moyens au détriment de toute finalité. Pourtant savoir où l’humanité va, comment et pourquoi y elle y va, devraient au contraire être considérées en cette fin du XX siècle comme des interrogations fondamentales et pas seulement spirituelles mais aussi pratiques car, comme le disait Doudinsev, l’homme ne vit pas de pain seulement.
Méfions nous donc, il pourrait y avoir un jour le retour du refoulé sous une forme dégénérée, le succès actuel des sectes en Occident et de l’intégrisme islamique au Moyen-Orient est là pour nous prouver que l’homme n’est pas seulement un producteur-consommateur ! Il a besoin de repères spirituels qui lui permettent de s’interroger en permanence sur ses actes quotidiens. Ces repères, l’homme moderne ne paraît pas jusqu’à présent être en mesure d’en inventer de différents de ceux que lui a légué, du moins pour l’Occident, notre vieil héritage judéo-chrétien . A moins alors que l’humanité n’ait inconsciemment décidé de s’abandonner au chaos menaçant qui appelle l’ordre total et à renoncer à maîtriser son destin, il faut pourtant encore parier sur un sursaut de la liberté de l’esprit, seul capable de la sortir de l’impasse actuelle. Au pire des moments de l’existence, chercher la petite lueur qui nous indique l’issue de secours a toujours un sens même si nous n’arrivons pas à la trouver momentanément.