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EntretienUkraine

L’Europe « dépendante pour des décennies » du gaz étasunien

Le terminal d’exportation de Gaz naturel liquéfié de l'entreprise Cheniere Energy en baie de Corpus Christi, au Texas (États-Unis, en octobre 2022.

À cause de la guerre en Ukraine, l’Europe et la France ont remplacé leur dépendance au gaz russe par celle au gaz naturel liquéfié étasunien. Un nouveau fournisseur désastreux pour le climat et les riverains de cette industrie.

Edina Ifticene est chargée de campagne Énergies fossiles pour Greenpeace. Le 27 avril, l’ONG a publié une enquête intitulée : « À qui profite la guerre ? ».



Reporterre — Votre enquête dénonce la « stratégie du choc » orchestrée par les lobbies de l’énergie, dès l’invasion de l’Ukraine. De quoi s’agit-il ?

Edina Ifticene — Les populations européennes ont été choquées par la guerre en Ukraine. Et rapidement, en 2022, s’est posée la question de la séparation de notre dépendance au gaz russe. Pour l’Union, elle s’élevait tout de même à 45 %, ou encore 55 % pour l’Allemagne et 20 % pour la France. Dans cette panique générale, l’industrie du gaz s’est placée pour dire qu’elle détenait la solution.

Or, cette solution était le recours massif au gaz naturel liquéfié (GNL), notamment produit par les États-Unis. En jouant sur les peurs, les grands traders que sont Shell ou TotalÉnergies, mais aussi leurs lobbies, avec le réseau européen gazier Entsog, ont très vite poussé l’Europe à beaucoup plus d’approvisionnements et d’infrastructures dans ce domaine.

De façon désordonnée, la Commission européenne et les différents gouvernements se sont mis à investir massivement dans des contrats longs. En France, Engie a par exemple signé deux contrats de quinze ans avec les Étasuniens en 2022 et les projets de construction et d’extension de terminaux se sont multipliés. [1]

Les États-Unis prévoient de décupler leurs capacités d’exportation pour vendre du gaz à l’Europe. Domaine public / Official White House Photo by Shealah Craighead

Pour une crise à court terme, censée ne durer que quelques hivers, les gouvernements s’engagent ainsi sur des infrastructures qui ne verront pas le jour avant 2026… au mieux. Or, sortir de terre une telle infrastructure coûte en moyenne un milliard d’euros. C’est autant d’argent qu’il faut rentabiliser sur des années.



Cette stratégie européenne a aussi pour effet pervers d’inciter à produire davantage de GNL, de l’autre côté de l’océan Atlantique…

Exactement. La demande augmente chez nous et les États-Unis y voient l’opportunité de prendre définitivement la place de la Russie sur le marché européen. Ils ont d’ailleurs déjà prévu de doubler leur capacité d’exportation.

Résultat : au niveau global, cette politique énergétique est en totale contradiction avec les engagements climatiques et la volonté de sortir des fossiles, notamment du gaz, d’ici à 2035 en Europe. En 2022, Emmanuel Macron avait promis que la France deviendrait en trente ans la première grande nation à sortir des énergies fossiles. Pourtant, nous voilà enfermés pour des décennies dans le gaz.

« Le GNL n’est ni une énergie verte, ni un outil pour la décarbonation »

Or, contrairement aux dires de Patrick Pouyanné, le patron de TotalÉnergies, le GNL n’est pas l’avenir. Il n’est ni une énergie verte, ni un outil pour la décarbonation. Aux États-Unis, il est produit à 80 % à partir de gaz de schiste. Au-delà de l’extraction, celui-ci est désastreux pour le climat parce qu’il faut des usines de liquéfaction et de gazéification, mais aussi parce que son transport génère des émissions de CO₂ et des fuites. Autrement dit, tout compte fait, il est bien plus émetteur que le gaz conventionnel acheminé par gazoduc.



Et puis, loin de nos regards, des communautés locales américaines payent les conséquences de notre consommation.

Oui. La fracturation hydraulique est extrêmement dangereuse. Elle nécessite des quantités folles d’eau et de polluants chimiques. Cette eau est ensuite déversée et pollue les nappes phréatiques. Sans compter la pollution de l’air.

Ainsi, certaines personnes subissent de plein fouet les effets délétères de cette production. Elles développent des maux de tête, des saignements de nez, des maladies pulmonaires ou rénales. Or, en Louisiane et au Texas, ce sont principalement des populations noires ou hispaniques, parfois autochtones et souvent pauvres qui sont concernées. Elles se battent depuis des années, mais les enjeux financiers sont tels qu’elles ne sont pas écoutées.

La ville texane de Corpus Christi, où s’alignent de nombreuses structures énergétiques. Elle est devenue le premier port du pays en ce domaine. CC BY-SA 2.0 /formulanone / Flickr via Wikimedia Commons

Soumis aux lobbies, les États européens mettent des œillères pour ne pas voir ce qu’il se passe ailleurs. C’est hypocrite ! En France, la fracturation hydraulique est interdite, mais les dirigeants n’ont aucune gêne à ce qu’elle se fasse pour eux dans d’autres pays. Aujourd’hui, l’Hexagone est le premier consommateur européen de GNL américain, avec près d’un quart des importations.



Comment peut-on enrayer cette dépendance au gaz naturel liquéfié ?

Notre recommandation la plus urgente est d’instaurer des mesures contraignantes, et non volontaires comme aujourd’hui, de réduction de la demande en gaz. Moins on en consommera, moins on aura besoin d’en demander aux États-Unis, moins ils en produiront.

Pour y parvenir, l’isolation et la rénovation thermique des bâtiments sont primordiales. En parallèle, il faut développer les énergies renouvelables, et travailler à la sobriété de notre société. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) l’a clairement exprimé : les infrastructures fossiles, actuelles et planifiées, ont un budget carbone supérieur à celui qui permettrait de limiter la hausse des températures à 1,5 °C. Tant qu’on ne comprendra pas cela, notre capacité commune à maintenir des niveaux de réchauffement viables s’éloignera encore et encore.

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