Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

Énergie

EDF, Engie, Total… la France siphonne le gaz des États-Unis

Le méthanier « Gaslog Warsaw » entre dans la baie de Corpus Christi, au Texas, après un voyage transatlantique, le 16 octobre 2022.

La France raffole du gaz naturel liquéfié étasunien, un hydrocarbure climaticide et néfaste pour la santé. Des riverains du golfe du Mexique s’opposent à de nouveaux terminaux d’exportation soutenus par Engie, Total, et EDF.

Corpus Christi, Arlington (Texas) et paroisse de Cameron (Louisiane, États-Unis), reportage

« Ça ne s’arrête presque jamais », dit Errol Summerlin. Une flamme colossale — la torchère de la société Cheniere Energy — brûle à côté de sa maison au bord de la baie de Corpus Christi, au Texas. Les eaux scintillantes sont un refuge pour les dauphins, les pélicans et les serpents à sonnettes qui se trouvent dans les herbiers côtiers. En cette journée ensoleillée, les gens pêchent sur la jetée, se promènent et font du vélo. Depuis ce point de vue, le terminal méthanier de Cheniere est à peine visible. On en oublie que Corpus Christi, au Texas, est devenu le premier port énergétique des États-Unis à la suite du boom de la fracturation hydraulique qui a entraîné une production de gaz et de pétrole record dans le pays. La guerre en Ukraine a en effet stimulé la demande européenne en gaz naturel liquéfié (GNL) — ses importations ont bondi de 63 % en 2022. La France a toujours plus soif de GNL : elle est même devenue le premier importateur mondial de gaz naturel liquéfié étasunien en 2022.

© Louise Allain / Reporterre

Or l’extraction de ce gaz fossile est terriblement polluante, et détruit le climat et la santé des riverains. Nombre d’habitants, à travers le pays, se liguent pour lutter contre ce fléau sponsorisé par la France — via Engie, TotalÉnergies ou EDF.

Ainsi, l’usine de Cheniere, qui s’étend sur plus de 400 hectares, reçoit du méthane provenant des schistes texans extraits par fracturation hydraulique. Le gaz y est raffiné et liquéfié à une température de - 162 °C, compressé 600 fois moins à son volume gazeux. Ce processus émet 4 millions de tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par an, ainsi que des polluants toxiques, tels que le benzène et le formaldéhyde. Il est ensuite exporté par d’énormes méthaniers qui traversent l’Atlantique. En 2022, 178 cargaisons de GNL de ce type ont quitté les États-Unis pour la France. Le bilan est énorme : 16 milliards de mètres cubes de gaz en un an selon le département de l’Énergie des États-Unis.

En mai 2022, Engie (dont l’État est actionnaire à 23,6 %) a signé un contrat de quinze ans avec l’entreprise NextDecade : des cargos partiront ainsi du terminal Rio Grande LNG, au Texas, vers la France. TotalÉnergies devrait aussi être de la partie, selon Les Échos. Qui précisent que la position de la France a radicalement changé ces dernières années.

© Clarisse Albertini / Reporterre

À Corpus Christi, c’est Engie qui est à la manœuvre. Un doublement de la capacité de l’usine est envisagé dans les prochaines années, soutenu par un contrat d’approvisionnement signé avec l’énergéticien français. « Ce projet d’agrandissement est épouvantable, dit Errol Summerlin. Nous avons déjà des gens qui souffrent d’asthme et d’autres maladies respiratoires, cela ne fera qu’exacerber les conséquences de cette installation sur la santé publique. »

L’avocat à la retraite lutte bénévolement contre les dégâts de l’industrie fossile à Corpus Christi. Il a participé à la création de la Cape (l’Alliance côtière pour la protection de l’environnement) en 2018, un collectif d’une vingtaine de groupes communautaires, indigènes et écologiques de la région engagé contre ces mastodontes aux milles ramages. Car en plus du terminal méthanier de Cheniere, on trouve dans la région une énorme entreprise chimique issue du partenariat étasunien-saoudien d’ExxonMobil et Sabic ainsi qu’une usine de dessalement, utile à l’industrie, prévue dans le quartier noir et hispanique de Hillcrest.

Errol Summerlin, riverain de la baie de Corpus Christi, lutte contre l’expansion du terminal méthanier de Cheniere Energy, à Portland, au Texas, le 15 octobre 2022. © Edward Donnelly / Reporterre

« Cela rapporte beaucoup d’argent aux entreprises, mais pas aux communautés locales », résume Elida Castillo, membre de la Cape et directrice de Chispa Texas, un collectif écologiste qui souhaite réformer la démocratie locale et encourager une forte participation des électeurs latinos. Outre la pollution atmosphérique, l’accès des ménages à l’eau est devenu une question essentielle. Les pénuries se sont multipliées dans tout le Texas en 2022. « Le fardeau pèse sur la population alors que ces entreprises [pétrolières et gazières] sont autorisées à utiliser autant d’eau qu’elles le souhaitent, même dans le cadre des restrictions dues à la sécheresse », explique Elida Castillo.

« Cela rapporte beaucoup d’argent aux entreprises, mais pas aux communautés locales », résume Elida Castillo, membre de la Cape et directrice de Chispa Texas. © Edward Donnelly / Reporterre

Des histoires communes de dégradation de l’environnement ont conduit à la formation d’alliances entre les zones d’extraction et d’exportation de gaz au Texas. En 2019, la Permian Gulf Coast Coalition s’est formée entre des riverains du golfe du Mexique et des habitants du Bassin permien américain. Des territoires riches en hydrocarbures... et sources d’énormes rejets de gaz à effet de serre. En effet, c’est là que la Nasa et l’Agence spatiale européenne (ESA) ont documenté de nombreuses fuites de méthane provenant de plusieurs « superémetteurs ».

John Allaire montre le terminal d’exportation de GNL de l’entreprise Venture Global depuis sa propriété dans la paroisse de Cameron, en Louisiane. © Edward Donnelly / Reporterre

Total construit des forages « à proximité de crèches »

Dans la ville texane d’Arlington, la fracturation hydraulique en pleine ville a amenée Ranjana Bhandari à fonder l’organisation communautaire Liveable Arlington pour sensibiliser la population aux risques sanitaires et s’opposer à de nouveaux forages. Avec plus de trente puits de gaz exploités, TotalÉnergies est l’une des entreprises les plus actives de la région. « En 2018, 2020 et à nouveau en 2021, toutes les nouvelles demandes de Total à Arlington concernaient des forages à proximité de crèches, explique-t-elle. Je me demande s’ils réfléchissent même aux conséquences que toute leur fracturation ici aura sur la population. » Au Texas, Arlington n’est pas le seul site où les projets liés à Total présentent des problèmes de sécurité : le 8 juin 2022, une explosion dans l’usine d’exportation de GNL de Freeport, dont Total est partenaire exportateur, a généré une boule de feu de plus de 100 mètres de haut.

Des résidents locaux manifestent à l’extérieur d’une réunion publique de Cheniere Energy à Gregory, au Texas, le 12 octobre 2022. © Edward Donnelly / Reporterre

En Louisiane, à l’est du Texas, trois terminaux méthaniers exportent environ 50 % du GNL étasunien. « La nuit, ma propriété est éclairée comme Las Vegas », dit John Allaire. Il est propriétaire de plus de 100 hectares de terres côtières qui voisinent avec le nouveau terminal de Calcasieu Pass, exploité par l’entreprise Venture Global, dans la paroisse de Cameron. « Vraiment, je suis capable de lire un livre ici la nuit lorsque qu’ils torchent. » Cet ancien ingénieur dans l’industrie du gaz et du pétrole est devenu un fervent opposant à l’industrie d’exportation du GNL. En 2022, il a recensé quotidiennement les violations des règles de sécurité et de la réglementation environnementale au terminal de Venture Global. Son travail a été publié par l’association écologique Louisiana Bucket Brigade. La pollution lumineuse, l’érosion accrue due à l’expansion du chenal et le bruit constant aggravent les conséquences du terminal sur les habitats côtiers, aujourd’hui menacés par l’élévation du niveau de la mer. À cela s’ajoute un nombre croissant d’ouragans de forte intensité, qui ont eu des effets dévastateurs en Louisiane et au Texas ces dernières années.

Les opposants au GNL cherchent également des alliés européens. En 2021 et 2022, Elida Castillo a participé aux manifestations à Hambourg contre la construction d’au moins quatre terminaux méthaniers en Allemagne. En septembre 2022, elle a été invitée par Jutta Paulus, députée européenne allemande (Verts/ALE), à expliquer les conséquences de l’industrie d’exportation du GNL lors d’un événement en ligne. Elle a été rejointe par James Hiatt, ancien ouvrier d’une raffinerie de pétrole à Lake Charles qui a travaillé pour la Louisiana Bucket Brigade avant de fonder l’organisation communautaire For a Better Bayou (Pour un meilleur bayou).

Dans le sud du Texas, des groupes locaux et des associations françaises s’opposent ensemble depuis 2017 au projet Rio Grande LNG. Cette solidarité internationale a montré son efficacité : le 28 mars, le Sierra Club, la tribu Carrizo Comecrudo du Texas, les Amis de la Terre et Reclaim Finance ont annoncé que la Société générale s’est retiré comme conseiller financier de Rio Grande LNG. Cette victoire rappelle celle de 2017 : BNP Paribas avait renoncé à des investissements liés au gaz de schiste et à son rôle de conseiller financier dans le projet Texas LNG, également prévu dans la vallée du Rio Grande.

Du torchage dans le schiste d’Eagle Ford au Texas, source du gaz pour l’industrie de GNL. © Edward Donnelly / Reporterre

Interrogé par Reporterre sur les conséquences environnementales du GNL importé des États-Unis issu de la fracturation hydraulique, interdite en France, le ministère de la Transition écologique n’a pas répondu. Depuis juillet 2022, l’État facilite la construction d’un terminal d’importation de GNL porté par TotalÉnergies au Havre. Cette installation pourrait devenir une porte d’entrée pour le gaz de schiste étasunien à long terme, alors que des récents contrats d’EDF (qui courent sur vingt ans) ou d’Engie (quinze ans) garantissent un afflux futur de GNL en provenance des terminaux en cours de construction dans la paroisse de Plaquemines, en Louisiane, et à Port Arthur, au Texas.

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende