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EnquêteÉnergie

L’Ukraine bouscule la transition énergétique allemande

L’Allemagne est contrainte, en urgence, de miser sur des énergies fossiles dont elle veut pourtant se débarrasser. Quitte à mettre en danger ses objectifs climatiques. [2/4]

Vous lisez la partie 2 de l’enquête « En Allemagne, la transition à tout prix ». Relisez la partie 1 : Transition énergétique en Allemagne : le gâchis des années Merkel.



Berlin, correspondance

David Dresen a des raisons de se réjouir. Sa coquette maison de briques rouges, typique de la campagne rhénane, ne sera pas détruite. Par un accord passé au mois d’octobre avec les autorités, le géant allemand de l’énergie RWE a renoncé à exploiter le sous-sol riche en charbon de Kuckum, son village natal, ainsi que celui de quatre autres communes avoisinantes. L’aboutissement d’un long combat pour la famille Dresen.

Pourtant, David est « en colère », « extrêmement déçu ». À quelques kilomètres de chez lui, son compagnon de lutte, l’agriculteur Eckardt Heukamp, n’a pas eu sa chance. Le dernier habitant du hameau de Lützerath a bel et bien été exproprié. La localité doit être rasée cet hiver pour agrandir la mine à ciel ouvert de Garzweiler II. « Avec cet accord, le gouvernement autorise RWE à extraire 280 millions de tonnes de charbon supplémentaires d’ici 2030, déplore David Dresen, devenu le porte-parole de l’association Alle Dörfer bleiben (Tous les villages restent). Cela revient à dire adieu à l’engagement de l’Allemagne de contenir le réchauffement planétaire à 1,5 °C. » Garzweiler II est l’une des 425 « bombes climatiques » mondiales, selon les scientifiques.

À l’unisson, l’énergéticien et le gouvernement assurent qu’il n’y a pas d’alternative au sacrifice de Lützerath : en pleine crise énergétique, il faut « garantir l’approvisionnement en électricité ». Le charbon situé sous le hameau doit permettre d’alimenter la centrale de Neurath, non loin de là. Colosse de béton, Neurath est la plus grande centrale thermique d’Allemagne. La plus polluante, aussi, avec plus de 22 millions de tonnes de CO2 émises l’an passé.

Le sort du bassin minier rhénan illustre bien les atermoiements d’une transition énergétique pétrie de contradictions et percutée par les conséquences de l’invasion russe en Ukraine. Pour tenir ses objectifs climatiques, Berlin s’est engagée à fermer Neurath ; sur ses sept unités de production, deux ont cessé de produire. Trois autres étaient censées les rejoindre cette année. Mais il n’en sera rien. L’accord du mois d’octobre permet à RWE d’exploiter les unités C, D et E de Neurath jusqu’en mars 2024.

Le hameau de Lützerath sera rasé cet hiver pour agrandir la mine à ciel ouvert de Garzweiler II. Flickr/CC BY-SA 2.0/Bert Kaufmann

Auprès de David Dresen et des autres militants proclimat, la décision passe d’autant plus mal qu’elle a été prise par le parti pour lequel beaucoup d’entre eux avaient voté aux dernières élections : les Verts, membres de la coalition tripartite qui dirige l’Allemagne depuis un an, aux côtés des sociaux-démocrates du SPD et du parti de droite libérale FDP. Du côté du gouvernement, on assume. « C’est une décision amère, mais indispensable », selon l’écologiste Robert Habeck, ministre fédéral de l’Économie et du Climat. Hors micro, des interlocuteurs nous glissent que les autorités ne veulent pas prendre le risque de se fâcher avec un acteur aussi puissant que RWE, appelé à jouer un rôle majeur dans l’éolien marin et l’hydrogène vert.

L’Allemagne « appuie sur tous les boutons »

Décidément, l’Allemagne a bien du mal à se séparer du charbon. Cette année, seize centrales ont été progressivement remises en route. Il s’agit d’unités de production qui devaient fermer et voient leur exploitation prolongée, mais aussi d’unités de la « réserve de sécurité » qui ont été reconnectées au réseau. D’autres pourraient suivre : au total, vingt-sept centrales ont reçu l’autorisation exceptionnelle du gouvernement — aux exploitants privés de décider s’ils en font usage ou non. Au troisième trimestre 2022, la part du charbon dans la production d’électricité avait déjà augmenté de 13,3 % par rapport à la même période l’an passé, représentant au total plus de 36 % de la production d’électricité. Sans compter qu’une partie de la ressource est importée des quatre coins du monde. Un non-sens climatique.

Quelle mouche a donc piqué le gouvernement allemand ? « On paie le prix écologique, économique, stratégique d’une transition énergétique qui a été entravée durant plus de dix ans », juge Claudia Kemfert de l’Institut pour la recherche économique (DIW). Freinées sous les gouvernements Merkel, les renouvelables représentent aujourd’hui moins de la moitié du mix électrique allemand — encore trop peu pour répondre à une augmentation massive et soudaine de la demande. En outre, aucun parc photovoltaïque ou éolien ne fait partie de la « réserve de sécurité » dont l’Allemagne dispose en cas de coup dur.

Ce sont donc bel et bien les fossiles qui doivent aider à passer l’hiver. « À court terme, garantir l’approvisionnement en énergie est la mission prioritaire de l’Allemagne », a expliqué le 22 novembre Robert Habeck à la télévision publique. En cause, notamment : les défaillances du parc nucléaire français, qui enregistre une production au plus bas depuis trente ans. Pour compenser, l’Allemagne doit produire plus. Depuis le début de l’année, elle a exporté massivement vers la France (15 térawattheures, TWh), mais aussi vers des clients habituels de l’Hexagone comme la Suisse et le Luxembourg, ou encore l’Italie, via le réseau autrichien.

« Au troisième trimestre, il a manqué plus de 30 TWh français sur le marché européen », observe Bruno Burger, chercheur à l’institut Fraunhofer et créateur du site Energy Charts. À Berlin, on s’inquiète de voir EDF repousser la réouverture de ses centrales et on redoute de devoir compenser d’autant plus longtemps le déficit français.

La mine de charbon de Garzweiler est l’une des 425 « bombes climatiques » mondiales. Elle sera bientôt agrandie. Flickr/CC BY 2.0/Bert Kaufmann

Alors, face aux incertitudes, l’Allemagne « appuie sur tous les boutons », résume un connaisseur du dossier. En complément du charbon, les écologistes ont aussi, après des débats houleux, accepté de jouer les prolongations avec le nucléaire. Le parlement a donné son feu vert à une exploitation des trois dernières centrales nucléaires du pays au-delà du 31 décembre 2022, date fixée initialement pour la fin définitive de l’atome. Représentant moins de 5 % du mix électrique actuel, les trois sites fonctionneront jusqu’au 15 avril 2023, le temps d’épuiser les barres de combustibles entamées.

« On saute sur n’importe quelle source d’énergie »

Et puis, cette année a révélé le talon d’Achille de l’Allemagne : son addiction au gaz naturel russe, bon marché et acheminé directement par gazoduc. Dépendante de cette énergie fossile pour son industrie et le chauffage, la première économie d’Europe se voit aujourd’hui contrainte non seulement de faire tourner davantage de centrales à charbon pour économiser la ressource, mais aussi de courir après une alternative encore plus polluante : le gaz naturel liquéfié, issu notamment de la fracturation hydraulique aux États-Unis.

Sur le littoral allemand, les projets de terminaux gaziers poussent comme des champignons : on en compte pas moins de douze. Le premier terminal flottant a été inauguré le 17 décembre dans le port de Wilhelmshaven (Basse-Saxe), grâce à une procédure accélérée qui a duré dix mois, contre cinq ans habituellement pour ce type de projet. « J’ai le sentiment que le gouvernement cède à la panique, déplore Constantin Zerger, expert en énergie de l’association environnementale Deutsche Umwelthilfe. On saute sur n’importe quelle source d’énergie sans penser aux conséquences sur le long terme. »

Les infrastructures liées aux renouvelables, comme les éolienens au second plan, sont désormais classées d’« intérêt public majeur ».

Dans l’immédiat, les conséquences sont en tout cas déjà très claires : le sixième plus gros émetteur historique de gaz à effet de serre accentue encore sa dette climatique. Rien que dans le secteur de la production d’électricité, l’Allemagne pourrait émettre cette année 15 millions de tonnes de CO2 supplémentaires par rapport à 2021, selon une estimation de l’institut d’écologie appliquée de Fribourg (Öko-Institut). Une situation « temporaire », assure le chancelier social-démocrate Olaf Scholz. « Il ne doit pas y avoir de renaissance mondiale des énergies fossiles. Et pour l’Allemagne, je le dis : il n’y en aura pas », a-t-il promis le 7 novembre, lors de la COP27 en Égypte.

Une vaste refonte de la politique énergétique a en effet été engagée cet été. Le déploiement des renouvelables doit aller trois fois plus vite qu’auparavant, pour viser un mix électrique renouvelable à 80 % d’ici huit ans. Les infrastructures liées aux renouvelables sont désormais classées d’« intérêt public majeur » au service de « la sécurité », afin de permettre l’accélération des procédures d’autorisation des projets. De nombreuses règles administratives ont été simplifiées.

« La coalition au pouvoir a fait plus en un an » que les gouvernements Merkel

Le gouvernement met aussi en avant les bonnes nouvelles, comme le succès de son plan de sobriété énergétique : corrigée des variations saisonnières, la consommation d’électricité a baissé de 7,5 % en octobre par rapport à l’an passé, soit autant qu’au début de la pandémie de Covid-19 en 2020. La baisse de la consommation de gaz est encore plus remarquable : -13 % enregistré la première semaine de décembre en dépit d’une vague de froid polaire.

Dans le bassin minier rhénan, les autorités ont avancé la fin de l’exploitation du charbon à 2030, contre 2038 auparavant. Et pour remplacer à terme le gaz naturel, le gouvernement assure que les futurs terminaux méthaniers pourront être utilisés pour approvisionner l’Allemagne en hydrogène vert. « La coalition au pouvoir a fait plus en un an pour la transition énergétique que les gouvernements précédents en dix ans », juge le climatologue Manfred Fischedick. La stratégie emporte l’adhésion : 86 % des Allemands sondés sont favorables à davantage de renouvelables.

« Les premiers effets ne seront vraiment visibles qu’à partir de 2024-2025 », souligne toutefois Muriel Gagnebin, experte en énergie du groupe de réflexion Agora Energiewende, qui conseille le pouvoir actuel. Pas de quoi rassurer les défenseurs du climat. La Deutsche Umwelthilfe de Constantin Zerger a déposé un recours contre le gazoduc en construction pour connecter le terminal GNL de Wilhelmshaven au réseau national. Quant à David Dresen, il espère encore faire plier les autorités pour éviter la destruction du hameau de Lützerath. Dans une pétition, 10 000 personnes se sont déclarées prêtes à lui prêter main forte. Au rythme actuel, l’Allemagne manquerait « largement » ses objectifs climatiques en 2030, alerte le comité d’experts pour le climat mandaté par le gouvernement.

• Lire la suite de notre enquête : Le solaire allemand s’attaque au géant chinois

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