L’hydrogène, joker de l’industrie fossile pour toucher les subventions européennes

- © Sanaga/Reporterre
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Énergie Économie EuropeLes géants des énergies fossiles sont parvenus, à force de lobbying, à faire en sorte que l’Union européenne accorde des milliards d’euros de son plan de relance à l’hydrogène. Cette industrie — en plus de son potentiel écologique douteux — favorise le maintien de ces multinationales dévastatrices.
Rendre l’Europe « plus verte » et « plus résiliente » : voilà deux des ambitions du plan de relance européen, censé aider les vingt-sept à faire face aux conséquences des crises sanitaires et écologiques. Les géants du pétrole et du gaz pourraient pourtant en être les bénéficiaires, selon un rapport publié le 8 juillet par le Réseau européen d’observatoire des multinationales (ENCO) et des membres de la campagne Fossil Free Politics. Grâce à des efforts de lobbying intensifs, l’industrie des énergies fossiles est parvenue à imposer l’hydrogène comme une solution d’avenir pour l’Europe. Elle l’aurait ainsi enfermée dans « des décennies supplémentaires de consommation de combustibles fossiles ».
Les auteurs de ce rapport se sont penchés sur les plans de relance de quatre pays : le Portugal, l’Espagne, la France et l’Italie. Au total, 6,3 milliards d’euros issus de fonds européens seront consacrés à l’hydrogène, dont 2 milliards en France. Philippe Boucly, le président de France Hydrogène (l’association qui coordonne le lobbying en faveur de ce gaz en France, au conseil d’administration duquel siègent notamment Engie, EDF et Air Liquide) s’est félicité de ce soutien à la filière : selon lui, « les grandes lignes de [leur] feuille de route » ont été « reprises » par le gouvernement.
L’hydrogène « vert » est ultraminoritaire
L’utilisation de fonds européens pour financer des projets de développement de l’hydrogène pourrait être perçue comme une bonne nouvelle pour le climat. Ce gaz est en effet souvent présenté comme un vecteur d’énergie miracle, à la fois simple d’utilisation et peu polluant. Tous les types d’hydrogène ne se valent pourtant pas : l’hydrogène « gris », qui représente aujourd’hui 80 % de la production mondiale, est fabriqué à partir de méthane, un gaz à effet de serre dont l’exploitation est nocive aux communautés et écosystèmes locaux. L’hydrogène « bleu » est lui aussi issu de gaz fossile. La seule différence est que le carbone qu’il émet est piégé grâce à des procédés de capture et de séquestration du CO₂ (CSC), une technique coûteuse et risquée. L’extraction du gaz nécessaire à sa production reste tout aussi polluante. L’hydrogène dit « vert » représente quant à lui moins de 0,1 % de la production européenne. Il est fabriqué par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable. Comme l’a montré l’enquête de Reporterre, qualifier de vert ce type d’hydrogène est trompeur, sa production étant extrêmement énergivore.
« Il n’y a pas assez d’hydrogène fabriqué grâce aux énergies renouvelables en Europe, et il n’y en aura pas assez avant au moins trente ans. »
En théorie, les investissements réalisés grâce aux 672,5 milliards d’euros de la « facilité pour la reprise et la résilience » européenne ne doivent ni nuire au climat ni entraver la transition écologique. C’est la raison pour laquelle l’Italie a dû renoncer à inclure des projets d’hydrogène bleu dans son plan de relance. L’accent est donc davantage mis par les gouvernements sur l’hydrogène vert. Ce dernier ne serait pourtant qu’un « cheval de Troie » pour les géants des hydrocarbures, selon Pascoe Sabido, chercheur et activiste pour la campagne Fossil Free Politics : « Pour le moment, il n’y a pas assez d’hydrogène fabriqué grâce aux énergies renouvelables en Europe, et il n’y en aura pas assez avant au moins trente ans. Ce que fait l’industrie des hydrocarbures est malin : elle fait non seulement en sorte d’obtenir de l’argent public pour des projets d’hydrogène vert, mais elle stimule également la demande dans toute l’Europe afin que nous soyons obligés de recourir à de l’hydrogène issu de gaz fossile pour y répondre. »
L’exemple du Portugal est selon lui éloquent : bien que son plan de relance mise sur une augmentation de la consommation d’hydrogène, aucun développement des capacités de production d’énergie renouvelable n’est prévu afin de répondre convenablement à la demande croissante d’hydrogène vert. Dans un entretien pour le podcast Recharge en avril 2021, le vice-président de Shell admettait lui-même que la production de grands volumes d’hydrogène bleu issu de gaz fossile serait nécessaire dans les années à venir, car il n’y aurait pas assez d’électricité renouvelable pour à la fois décarboner notre électricité et produire de l’hydrogène.
Les plans de relance européens ne sont d’ailleurs pas l’unique source de financement dont pourraient bénéficier les acteurs du secteur. « Il existe d’autres fonds, à la fois à l’échelle nationale et européenne, qui vont financer de l’hydrogène bleu et des procédés de capture et de séquestration du CO₂ », dit Pascoe Sabido. L’hydrogène issu de gaz fossile pourrait donc se développer dans les années à venir, malgré les garanties exigées par la Commission européenne dans le cadre des plans de relance nationaux.
Lobbying aggressif
Le soutien des gouvernants à l’hydrogène est le résultat, selon les auteurs de ce rapport, du lobbying agressif des acteurs du secteur de l’énergie. En Italie, l’industrie des énergies fossiles a par exemple participé à une centaine de réunions avec le gouvernement au sujet des fonds de relance. Au Portugal, la mise en œuvre du plan de relance a été rédigée par António Costa Silva, dirigeant de l’entreprise pétrolière et gazière Partex. En France, les dépenses de lobbying de l’association France Hydrogène ont été multipliées par huit depuis 2017, pour atteindre 200 à 300 000 euros en 2020.
Le rapport documente également de nombreux cas de « portes tournantes », c’est-à-dire l’embauche par des grands groupes énergétiques d’anciens hauts fonctionnaires européens. Le directeur actuel des affaires européennes d’Engie est par exemple un ancien conseiller en matière d’énergie auprès de la représentation permanente de la France à Bruxelles. Le recrutement de fins connaisseurs des arcanes de la politique européenne permettrait à ces entreprises de mieux défendre leurs intérêts — et de s’assurer, dans le cas de l’hydrogène, que le développement de ce gaz soit soutenu financièrement.
« L’hydrogène bleu permet aux producteurs de continuer à pomper du gaz et de rester en activité. »
Les raisons de l’intérêt de ces groupes pour l’hydrogène sont simples, selon Pascoe Sabido. Il serait une bouée de sauvetage pour l’industrie fossile, lui permettant de poursuivre son modèle d’extraction et de production d’hydrocarbures coûte que coûte. « L’hydrogène bleu permet aux producteurs de continuer à pomper du gaz et de rester en activité, explique-t-il. Les transporteurs sont quant à eux terrifiés à l’idée que leurs gazoducs ne soient plus utilisés. Le développement de l’hydrogène leur permettrait de continuer à utiliser leurs pipelines pour transporter du gaz mélangé à de l’hydrogène, voire de créer un nouveau réseau européen de transport d’hydrogène, ce qui représenterait des milliards d’euros d’investissement. »
En matière de mégawatts produits, rappelle Pascoe Sabido, l’industrie fossile est d’ailleurs impliquée dans 81 % des projets européens de production d’hydrogène par électrolyse de l’eau. Elle est également l’un des principaux consommateurs de ce gaz. L’hydrogène vert est notamment utilisé dans les raffineries pour désulfurer le pétrole brut… et le rendre ainsi propre à la consommation.
Instaurer un « cordon sanitaire » entre décideurs et industrie fossille
« Ce qu’il faut, c’est changer de modèle économique, pas remplacer des carburants à la marge. En définitive, on fait un pas de côté au lieu d’adresser les problèmes structurels dans les domaines du transport et du commerce », regrette Lala Hakuma Dadci, coordinatrice de campagne chez Fossil Free Politics. Afin de parvenir à une relance véritablement écologique, Fossil Free Politics et le Réseau européen d’observatoire des multinationales recommandent l’instauration d’un « cordon sanitaire » entre les décideurs et l’industrie fossile à l’échelle nationale, européenne et internationale : plus de rendez-vous de lobbying ni de subventions, fin des portes tournantes, interdiction de la participation de hauts fonctionnaires à des évènements de l’industrie fossile…
« L’Union européenne a mis en place ce type de restrictions pour l’industrie du tabac en raison de sa nocivité. Cela devrait également s’appliquer à l’industrie fossile, étant donné la fenêtre d’opportunité restreinte que nous avons pour arrêter le désastre du changement climatique, dit Pascoe Sabido. Si nous voulons sérieusement sortir des énergies fossiles et avoir une économie qui ne dépende pas de l’exploitation de la nature et des communautés locales, nous devons mettre fin à la mainmise de l’industrie fossile sur notre système politique. »