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Emploi et travail

L’industrialisation de la forêt maltraite aussi les hommes

Depuis trente ans, bûcherons et ouvriers forestiers disparaissent sous l’effet de la mécanisation et de la réduction des coûts. La filière manque de main-d’œuvre et fait appel aux travailleurs détachés.

Il y a un peu plus de vingt ans, Florent Daloz avait failli jeter l’éponge. Activité trop pénible physiquement. Journées de travail trop longues. Rémunération trop faible. Du bûcheronnage traditionnel, il est passé au débardage à cheval. Avec ses animaux, il tracte les arbres abattus, du lieu de coupe au lieu de dépôt. Une alternative plus douce, tant pour la forêt que pour celui qui y travaille. De plus, elle lui permet de prétendre à une paye plus élevée.

Nombreux sont ceux qui, comme Florent Daloz, songent à raccrocher. Depuis les années 1980, le nombre de bûcherons n’a cessé de baisser en France. La faute à une mécanisation croissante, mais aussi à des prix (au stère ou au mètre cube) qui n’ont pas été réévalués en trois décennies. Sur les 60 milliards d’euros de chiffre d’affaires générés par la filière bois, bûcherons, débardeurs et sylviculteurs ne récoltent que les miettes. « Ce sont les revendeurs du type Brico Dépôt qui prennent leur marge en premier. Viennent ensuite les négociants, les transporteurs, puis les scieries, les coopératives… En bout de chaîne, les ouvriers forestiers servent de variable d’ajustement, se désole Gaëtan du Bus de Warnaffe, gestionnaire forestier basé en Occitanie. Les prix sont complètement déconnectés du coût réel du travail. Ils sont dictés par les marges que souhaitent réaliser les donneurs d’ordre. »

« Il faut maintenir une cadence qui rend presque impossible de ne pas saccager la forêt » 

En trente ans, les machines (abatteuses, porteurs...) ont permis d’abattre toujours plus d’arbres, toujours plus vite. Et on attend des bûcherons et des débardeurs qu’ils suivent la cadence, quelle que soit la difficulté du chantier. Paradoxalement, ceux qui ont troqué la tronçonneuse pour l’abatteuse sont à peine mieux lotis. Certes, le salaire est plus élevé. Ils peuvent dépasser le Smic et atteindre 2.000 euros par mois. Mais l’achat de machines de plusieurs centaines de milliers d’euros leur revient également. « Les banques leur accordent facilement des crédits, explique Gaëtan du Bus de Warnaffe, car elles savent qu’il y a du travail. Mais elles demandent souvent des garanties, ce qui pousse les petits entrepreneurs à passer des partenariats avec des donneurs d’ordres à la trésorerie solide, qui assurent de prendre tout ou partie de la production de bois. » Le jour où l’entreprise de bûcheronnage est fragilisée, les donneurs d’ordre entrent au capital et ce sont ensuite eux qui fixent les prix et la quantité de bois à fournir. Pris à la gorge entre ces objectifs chiffrés et le remboursement de leur emprunt, les ouvriers forestiers doivent s’imposer un rythme de travail très soutenu. « Dans ces conditions, il faut être dans sa machine 10 ou 11 heures par jour et on ne peut pas se permettre de ne pas travailler, quel que soit le temps. Il faut maintenir une cadence qui rend presque impossible de ne pas saccager la forêt », regrette Rémy Gautier, forestier indépendant dans le Limousin.

Débardage à cheval.

À l’automne dernier, des agents de l’Office national des forêts (ONF) — qui gère les forêts publiques, soit un quart des forêts françaises — a organisé des marches un peu partout en France pour protester, entre autres, contre cette industrialisation de la sylviculture. L’écho rencontré par ces manifestations a été limité. Plus globalement, la profession, composée très majoritairement d’entreprises individuelles ou de très petites entreprises (TPE, moins de 10 salariés), a du mal à se faire entendre. « Il y a un manque de fédération au sein de la filière, regrette Philippe Berger, secrétaire générale de Snupfen Solidaires, syndicat majoritaire au sein de l’ONF. Résultat, les travailleurs n’arrivent pas à négocier des tarifs à la hausse. » Souvent, ils n’essaient même pas. Depuis quinze ans, Florent Daloz, le débardeur à cheval, fait partie d’un groupement de bûcherons et de débardeurs. « Ensemble, nous avons instauré des prix planchers, en dessous desquels nous refusons de descendre. Nous travaillons sept heures par jour en moyenne. Pas plus. Et essayons de fixer des prix à la journée, voire des forfaits pour l’ensemble des prestations réalisées », explique-t-il. Mais ces initiatives sont rares. « La plupart des bûcherons jouent les gros bras en se vantant de faire des horaires pas possibles pour un salaire de misère, plutôt que de négocier leur rémunération à la hausse, de peur de perdre des chantiers. Pour en définitive, stopper leur activité quelques années plus tard car ce rythme et ces conditions de travail sont insoutenables. »

L’une des conséquences est qu’il devient parfois difficile de trouver des professionnels de la forêt. « Beaucoup arrêtent, insiste Philippe Berger, de Snupfen Solidaires. Dans mon département, le Jura, plusieurs communes peinent à trouver des bûcherons et certaines ont été même obligées de remettre en place l’affouage. » Ce sont les habitants qui vont eux-mêmes prélever leur bois dans la forêt communale.

Les travailleurs détachés des chantiers forestiers

Le recours à la main-d’œuvre étrangère se développe également pour pallier ce manque . Les travailleurs détachés de Pologne et surtout de Roumanie sont de plus en plus nombreux en forêt, en particulier dans les régions de l’est de la France. Difficile d’obtenir des chiffres précis sur la question, mais en 2017, un quart des chantiers contrôlés par l’inspection du travail était sous-traité à des prestataires étrangers. Le recours au travail détaché devient problématique s’il est non déclaré. Le plus souvent, c’est un accident de travail qui met la puce à l’oreille. L’an passé, le gérant d’une entreprise forestière est ainsi passé devant le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc (Meuse), pour avoir embauché, par le biais d’une entreprise étrangère, des travailleurs bulgares sans les déclarer. Ces derniers étaient entièrement pris en charge par l’entreprise : du logement au matériel, en passant par la nourriture, le transport et les équipements de sécurité. Mais touchaient un salaire compris entre 160 et 170 euros par mois. Preuve que cette pratique n’est pas rare dans le secteur, les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) Grand Est et Auvergne-Rhône-Alpes ont signé, respectivement en 2017 et 2018, une convention de partenariat avec l’ONF pour lutter contre le travail illégal, visant notamment à développer la géolocalisation des chantiers et la création de fiches de signalement de chantiers suspects.

Pourtant, tous ne sont pas pessimistes sur l’avenir du secteur. « Certains propriétaires acceptent de payer plus cher pour un travail de meilleure qualité et des conditions de travail plus acceptables », dit Rémy Gautier. Des initiatives pour une sylviculture plus douce, plus respectueuse de la forêt et des hommes qui y travaillent émergent. Mais elles peinent à essaimer. Florent Daloz l’admet, depuis quelques années, il peine à trouver des chantiers. Mais lui préfère travailler moins pour travailler mieux.

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