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Monde

La Bolivie, déchirée entre extractivisme et protection de la Terre-Mère

Evo Morales a été réélu président de Bolivie pour un troisième mandat. Depuis 2006, le dirigeant bolivien doit composer entre développement socio-économique et urgence écologique. Mais l’extractivisme s’accommode mal des cultures amérindiennes, attachées à la protection de la Terre-Mère.

-  La Paz, reportage

Un eldorado minier. Depuis l’arrivée des conquistadors espagnols au XVIe siècle, la Bolivie, anciennement le Haut-Pérou, vit au rythme de l’exploitation – ou du pillage – de ses ressources naturelles abondantes, et plus particulièrement de ses ressources minières.

Les mines de Potosi, exploitant l’un des plus importants gisements d’argent au monde, au cœur de la Cordillière des Andes, dans le Cerro Rico (la « montagne riche »), ont constitué, durant plus de trois siècles, un trésor inestimable pour la couronne espagnole (1).

Plus encore, selon l’historien Fernand Braudel, les flux d’argent entre ces mines et l’Europe ont contribué significativement à l’essor du capitalisme, au prix de la mort de huit millions d’Indiens et de deux millions d’esclaves africains...

Aujourd’hui encore, le modèle économique de la Bolivie – le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud – est bâti sur l’exploitation intensive, voire agressive, de la richesse de son sous-sol. Avec l’argent et l’or, désormais l’étain, le zinc, le plomb, le cuivre, le fer, l’antimoine, l’arsenic, le cadmium, le tungstène, le manganèse, le bismuth, etc., sont extraits en quantités considérables – pour l’essentiel dans les régions occidentales de Potosi, Oruro et La Paz – et exportés, à l’état brut, vers les pays riches du Nord et les pays émergents (2).

L’exploitation minière, encore artisanale, est la seconde industrie extractive du pays, après les secteurs pétrolier et gazier. Elle pèse environ 14 % du PIB national et représente bon an mal an, avec les hydrocarbures, 75 % des exportations.

La « montagne riche », au-dessus de Potosi

L’air, l’eau et le sol sont contaminés

Or, la Bolivie paie toujours au prix fort l’exploitation – multiséculaire – de ses richesses minérales. « La pauvreté (3) et la forte dépendance économique à l’industrie extractive des matières premières conduisent trop souvent à en négliger les impacts écologiques et sanitaires », indique l’équipe de scientifiques (géochimistes, écologues, médecins épidémiologistes, géographes et sociologues) engagés, de 2007 à 2010, dans le programme de recherche Toxbol (4).

Coordonné par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), ce dernier était destiné à étudier les origines, la propagation et les conséquences environnementales et sanitaires des pollutions polymétalliques générées par les activités minières et métallurgiques actuelles et passées.

Prenant pour terrain d’analyse la ville d’Oruro, dans l’Altiplano, les scientifiques se sont intéressés aux deux millions de tonnes de déchets miniers stockées en terrils, durant plus de cinq siècles, aux abords de cette agglomération de 220 000 habitants, à l’air libre.

Résultat ? L’air, l’eau et le sol sont contaminés. « L’érosion éolienne des terrils et le déplacement des minerais, par camions ou trains non bâchés, voire en taxis ou voitures individuelles, des mines vers les usines de traitement et fonderies, situées hors de la ville, dispersent dans l’atmosphère les éléments-traces métalliques [des métaux lourds, NDLR] sous forme de particules souvent très fines, les plus toxiques, sur des distances assez importantes », ont relevé les scientifiques.

Mines à Potosi

De plus, dans certains quartiers à l’habitat précaire, « les toits de tôle sans faux plafond des maisons permettent la pénétration d’importantes quantités de poussières à l’intérieur des logements, avec des risques accrus d’exposition. »

A Potosi – ville qui partage avec Oruro une même histoire et un même contexte –, 40 millions de tonnes de terrils ont formé deux montagnes de poussières métalliques, au pied desquelles vivent près de 180 000 personnes.

Le lac Titicaca se meurt à petit feu

Le réseau hydrologique de la région d’Oruro est, lui aussi, fortement pollué. Issues de l’érosion des terrils lors de la saison des pluies ou rejetées lors du pompage des galeries de mine, des eaux acides se jettent dans les lacs Uru-Uru et Poopo, convoités par les pêcheurs du département.

Les scientifiques ont montré que les eaux lacustres contiennent des concentrations en métaux lourds (cadmium, plomb, mercure, antimoine, nickel, cobalt, chrome, zinc, cuivre et arsenic) « nettement supérieures aux normes de potabilité ». Les poissons du lac Poopo présentent, eux aussi, des taux de contamination élevés au cadmium et au plomb. Un processus d’accumulation du mercure dans les réseaux trophiques aquatiques du lac Uru-Uru a en outre été mis en évidence par des biologistes.

Enfin, l’indicateur de la qualité des rivières des Andes confirme le fort impact de l’activité minière dans la région. Selon les spécialistes, ce constat environnemental lourd est généralisable à l’ensemble de la Cordillière bolivienne, où les mines – et avec elles les rejets polluants, intentionnels comme accidentels – sont omniprésentes (5).

Même le célèbre lac Titicaca, duquel dépendent, pour leur subsistance, trois millions de Boliviens, n’est pas épargné. De 2007 à 2011, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) s’est penché sur le « berceau » de la civilisation Inca.

Le lac Titicaca

Son étude a montré que la plus grande réserve d’eau douce d’Amérique du Sud (8 500 km²) est en partie contaminée par des polluants métalliques issus des déchets des exploitations minières, légales et illégales, présentes sur son bassin versant, ce dernier présentant la particularité d’être endoréique – ses eaux, superficielles et souterraines, n’atteignent jamais l’océan. Écosystème fragile et « fermé », le plus haut lac navigable du monde (à 3 812 m d’altitude) se meurt à petit feu...

L’écologie « instrumentalisée » par Evo Morales

Même si la contamination n’atteint pas l’ensemble de la population de façon homogène, certaines personnes – outre les mineurs eux-mêmes (6) – sont particulièrement vulnérables aux pollutions minières, à l’instar des femmes enceintes et des enfants jouant en plein air. Parmi eux, les garçons s’avèrent plus touchés (conjonctivites, verrues palmaires, etc.) que les filles, ces dernières devant plus souvent rester à la maison.

De plus, il existe, selon les scientifiques, « une très grande hétérogénéité d’exposition, en particulier au plomb et à l’arsenic, entre les enfants des quartiers de mineurs davantage atteints que ceux des quartiers socialement plus favorisés. »

« Tous les habitants de l’Altiplano bolivien ne sont pas exposés – ceux qui vivent à proximité immédiate des mines sont environ un demi-million –, mais tous vivent dans un contexte minier et sont directement concernés par les problèmes d’environnement », note Jacques Gardon, médecin épidémiologiste et coordinateur de ToxBol.

Un autre enseignement, et non des moindres, de ce programme : les Boliviens sous-estiment les risques environnementaux et sanitaires (maladies respiratoires, cancers, etc.) liés à l’exploitation minière.

A commencer par le premier d’entre eux, Evo Morales, considéré comme un porte-drapeau de la cause écologiste et du buen vivir... mais fervent partisan de l’industrialisation de son pays (7). Pour Franck Poupeau, sociologue à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine (IHEAL), les mesures prises par le président bolivien ne résistent pas à l’analyse : l’écologie fait l’objet d’« une véritable instrumentalisation politique ».

Même si le gouvernement bolivien a reconnu, en 2010, des droits à la nature – sous l’impulsion des Amérindiens –, via la Loi sur les droits de la Terre-Mère (Ley de Derechos de la Madre Tierra), « les politiques publiques boliviennes ne sont pas aussi orientées sur l’environnement que les déclarations officielles le laissent croire », affirme-t-il.

Pour lui, prévaut davantage en Bolivie un « capitalisme andino-amazonien » – soutenu et théorisé par le vice-président Alvaro Garcia Linera : l’État capte les richesses générées par l’industrie extractive, et exportatrice, pour les redistribuer aux communautés indigènes.

Ce pragmatisme économique est toutefois contesté par une grande partie des Boliviens, qui y voit les prémices d’un modèle de développement néolibéral, déconnecté de fait des impératifs sociaux et écologiques.


LA BOLIVIE D’EVO MORALES INVESTIT DANS L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE

Le 2 octobre dernier, Evo Morales a déclaré vouloir investir deux milliards de dollars, d’ici 2025, pour le développement de l’énergie nucléaire « à des fins pacifiques », « la meilleure façon, selon lui, de libérer [la Bolivie] de la dépendance technologique. » Un gisement d’uranium a récemment été découvert dans la région de Santa Cruz, à l’est du pays.

Par ailleurs, des ingénieurs boliviens se sont déjà rendus en Argentine pour y être formés. La construction de la première centrale nucléaire bolivienne doit être lancée dès cette année.


Notes

1 - L’empereur Charles Quint (1500-1558) alla même jusqu’à attribuer à Potosi, qui figurait alors parmi les villes les plus peuplées et prospères au monde, le titre prestigieux – et rare – de « Ville impériale ».

2 - En 2011, les ressources minières s’exportaient, à hauteur de 63 %, aux États-Unis, au Japon, en Corée du Sud, en Belgique et en Chine, et pour 28 %, en Suisse, au Pérou, au Canada, en Australie et au Brésil.

3 - En Bolivie, le taux de pauvreté avoisine les 60 % et le taux d’extrême pauvreté, les 20 %. L’agriculture ne permettant pas à tous les Boliviens de vivre décemment, beaucoup d’entre eux se sont tournés vers des coopératives minières.

4 - Lien

5 - Chargée des pollutions d’une mine d’étain désaffectée, l’eau potable de La Paz (plus d’un million d’habitants) a le pH de l’acide chlorhydrique.

6 - Pour avoir un aperçu des liens spirituels forts que nouent les mineurs avec la Terre-Mère, et plus particulièrement avec le monde souterrain, voir : http://www.ird.fr/la-mediatheque/fiches-d-actualite-scientifique/195-travail-et-rites-au-fond-des-mines-de-potosi-bolivie et le film « La tentation de Potosi ».

7 - Le président bolivien souhaite exploiter l’énorme gisement de lithium – entre 9 et 140 millions de tonnes –, situé sous le Salar d’Uyuni, le plus grand désert de sel du monde (12 500 km²), pour y produire, à l’échelle industrielle, les batteries utilisées dans les ordinateurs portables, les téléphones mobiles et les voitures électriques.

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