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EntretienAgriculture

« La FNSEA a un discours schizophrène »

Le congrès de la FNSEA s’ouvre ce mardi à Brest. Le premier syndicat agricole doit y déterminer ses orientations après la disparition de Xavier Beulin. Mais il ne veut pas abandonner le productivisme, tout en constatant ses dégâts, analyse le spécialiste Gilles Luneau. Entretien.

Le 71e congrès de la Fédération nationale des exploitants agricoles (FNSEA) s’ouvre ce mardi 28 mars à Brest (Finistère). Pendant deux jours, les syndicalistes discuteront des grandes orientations stratégiques de l’organisation, au lendemain de la mort brutale de Xavier Beulin et à quelques semaines de l’élection présidentielle. Seront également élus les 69 membres du conseil d’administration du syndicat agricole.

Pour comprendre les enjeux de ce congrès, nous avons interrogé le journaliste Gilles Luneau, l’auteur du livre-enquête qui fait référence sur la FNSEA, La Forteresse agricole.

Gilles Luneau.

Reporterre — Le rapport d’orientation publié par la FNSEA en vue du congrès national s’intitule « Mieux d’Europe ». Il débute par une citation de Xavier Beulin : « Nous réclamons une Europe qui nous soutienne, nous guide, et protège l’acte de production. (…) Il nous faut reconstruire la confiance, redonner du sens et de la visibilité au projet européen. » Est-ce un tournant ?

Le rapport d’orientation de la FNSEA.

Gilles Luneau — Il y a dans le texte un appel à un sursaut européen. C’est la première fois que la FNSEA réclame aussi clairement plus d’Europe : une augmentation du budget de la Politique agricole commune (PAC), de nouveaux outils de régulation... Il s’agit, pour moi, d’une prise de conscience que la crispation souverainiste nuit et va nuire à l’agriculture.

On sent une peur du Brexit et de ses impacts sur l’agriculture du continent... et à raison ! La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne nous met dans un bazar pas possible : lors de leur adhésion, les Anglais avaient négocié de nombreux avantages pour les pays du Commonwealth (Nouvelle-Zélande, Inde, Australie...), des traités bilatéraux ont été signés. Tout va devoir être rediscuté. Le Brexit, ce sera au moins 8 ans de travail et 3.000 fonctionnaires pour tout remettre en ordre.

Dans ce contexte européen difficile, la PAC doit être renégociée d’ici à 2020 (les discussions ont commencé en février). Jusqu’ici, le discours prédominant demandait une renationalisation des politiques agricoles. Grosso modo, tous les sujets qui fâchent — les phytosanitaires, les OGM — ont été refilés aux États. On assiste à un détricotage dangereux de l’idée européenne. Cette inflexion de la FNSEA en faveur de l’UE est donc une bonne surprise.


Il y a donc une évolution du discours de la FNSEA...

Seulement sur l’Europe ! Pour le reste, elle renoue avec son discours schizophrène. Le rapport révèle notamment une véritable fixette du syndicat sur les phytosanitaires. D’un côté, il dit entendre les attentes de la société vis-à-vis des pesticides, de l’autre, il réclame plus de libertés pour gérer les phytos, moins de normes environnementales... et qu’on leur fasse confiance. Il n’y a rien dans ce texte d’orientation qui soutiendrait une baisse de l’utilisation de ces produits. Le syndicat conspue l’écologie punitive (entendez : les normes), et le terme agroécologie est complètement absent des 60 pages du rapport. Le dérèglement climatique, qui devrait être un préambule à toute politique agricole, n’est vu que comme un défi de plus à relever, sans remise en cause du modèle agroéconomique.

Dans une situation de crise desespérée, les agriculteurs avaient organisé, le 3 septembre 2015, une grand manifestation à Paris, rassemblant près de 1.700 tracteurs.


Le congrès de Brest sera l’occasion d’interpeller les candidats à la présidentielle sur la crise agricole. Que demande la FNSEA à ce sujet ?

Là encore, il n’y a rien de nouveau. La réponse du syndicat à la crise continue d’être : plus de technique. Ils croient dur comme fer que l’agriculture 3.0, ou la smart agriculture, avec ses drones, ses capteurs et ses robots, va sauver le modèle. Le rapport réclame d’ailleurs que la smart agriculture soit traitée comme la bio, avec des subventions et des aides spécifiques. Pour moi, ces crises multifactorielles (aviaire, laitière, bovine, porcine) appellent à un changement de modèle agronomique et économique. Comment remettre de la diversité génétique dans nos élevages et dans nos champs ? Comment prendre en compte le dérèglement climatique ?

Autre solution de la FNSEA : renforcer les filières. Erreur ! L’organisation de notre agriculture en filières très spécialisées (avec une segmentation des étapes de production, transformation, distribution), qui est une application de processus industriels à l’agriculture, nous mène dans le mur ! Il faut repenser notre modèle d’un point de vue du territoire.

Dernier point, la FNSEA propose une augmentation des indemnités de départ pour les agriculteurs en difficulté. Autrement dit, si vous êtes en crise, arrêtez d’être paysan !

À nouveau, on retrouve la schizophrénie. Ils se disent pour « des zones rurales dynamiques et solidaires », mais ils veulent des aides pour accélérer la fin des paysans.

Ce discours véhicule l’idée — dangereuse quand on sait qu’un paysan se suicide tous les deux jours — qu’une faillite est due à un échec personnel. Alors que c’est un échec du modèle.


Les nouveaux membres du conseil d’administration se réuniront le 13 avril pour élire un ou une nouvelle présidente. À la suite du décès de M. Beulin, seule Christiane Lambert, éleveuse de porcs dans le Maine-et-Loire, s’est pour l’instant portée candidate. Ce changement de direction signifie-t-il la fin de la mainmise des céréaliers sur l’organisation ?

Je ne crois pas. Depuis la fin des années 1950, les céréaliers commandent le syndicat, en coulisse, via la commission économique, qui est le vrai comité central. L’arrivée de Xavier Beulin — un céréalier — à la présidence n’a été qu’une mise en visibilité d’un contrôle qui s’exerçait avant de manière plus discrète.

Par contre, le retour d’une éleveuse — une femme, qui plus est — pour diriger le syndicat, c’est un symbole fort, à destination de la base. Xavier Beulin a été conspué à plusieurs reprises par les éleveurs. Or la FNSEA a besoin de resserrer les rangs, de faire bloc. La présidence de Christiane Lambert pourrait donc permettre de calmer la grogne interne.

Xavier Beulin lors du rassemblement du 3 septembre 2015. Ce jour-là, le président de la FNSEA a été hué (à droite, Christiane Lambert).


Ce congrès se déroule à quelques semaines de l’élection présidentielle. D’après un sondage du Cevipof, plus de la moitié des agriculteurs interrogés seraient prêts à s’abstenir. Comment interpréter ce résultat ?

Déjà, rappelons que les agriculteurs ne votent pas massivement pour l’extrême droite. Les paysans votent traditionnellement pour le centre droit ou le centre gauche. Au vu des politiques agricoles menées par les derniers gouvernements, les agriculteurs sont déçus et désorientés. Il y a un clair désaveu des élites et de leurs représentants habituels.

Surtout, l’agriculture n’a pour le moment été que très peu abordée par les candidats à la présidentielle. Ce sujet est quasiment absent, alors qu’il est une des missions essentielles d’un gouvernement : comment nourrir sa population. C’est lamentable et irresponsable. Espérons que les candidats profiteront du congrès pour détailler un peu plus leurs mesures et leur vision.

  • Propos recueillis par Lorène Lavocat

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