Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

Libertés

La brutale attaque de Bolloré en justice contre Basta et des sites internet

Débouté en première instance de sa plainte en diffamation contre Bastamag et d’autres sites internet, Bolloré a fait appel. L’audience s’est déroulée jeudi 1er décembre, dans un climat tendu. L’enjeu : la liberté de la presse. L’objet : un article sur les activités du groupe Bolloré en Afrique.

L’ambiance était électrique dans la septième chambre de la Cour d’appel du tribunal de Paris, cet après-midi du jeudi 1er décembre. Huit mois après leur première confrontation, les deux parties se sont retrouvées, dans un climat tendu, pour jouer l’acte II de Bolloré S.A contre Bastamag, après que le groupe de l’homme d’affaires ait été débouté dans sa plainte en diffamation le 16 avril dernier. Au cœur du procès, un article paru le 10 octobre 2012 sur le site bastamag.net et intitulé « Bolloré, Crédit agricole, Louis Dreyfus : ces groupes français, champions de l’accaparement de terres », traitant de l’implication de certaines grandes entreprises françaises dans l’accaparement de terres en Asie et en Afrique.

Comme lors de la première instance, ils étaient sept à faire face au volubile avocat du groupe Bolloré, Me Olivier Baratelli. Pour bastamag, Nadia Djabali, l’auteure de l’article, Agnès Rousseaux et Ivan du Roy (alors rédacteur en chef) qui ont retravaillé l’article et Julien Lusson (alors directeur de la publication).

Assis avec eux, entre la Cour et l’audience, trois personnes accusées d’avoir relayé l’article : la journaliste Dominique Martin Ferrari, pour l’avoir posté sur le site de revue de presse Scoop-it, Thierry Lamireau et Laurent Ménard, pour avoir partagé sur des blogs personnels l’article. Pierre Haski, directeur de la publication de Rue89, était le huitième accusé, mais absent.

Il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour que le ton soit donné. Si le tribunal de Paris avait reconnu la « bonne foi » des journalistes en première instance, en mettant en avant le caractère d’intérêt général de l’article, le sérieux de l’enquête, l’impératif du processus démocratique et la prudence dans l’expression, Me Baratelli a rapidement dénoncé « une entreprise de sauvetage de la 17e » et un article résultant d’une « somme d’approximations insupportable pour Bolloré S.A. ».

« Qu’est-ce que vous cherchez ? Vous faîtes de l’intimidation ! »

C’est l’auteur de l’article, Nadia Djabali, qui la première s’est levée, presque timidement ou redoutant peut-être déjà l’affrontement. « Il avait déjà été dur lors du premier procès mais cette fois, j’ai vraiment eu l’impression qu’il s’en prenait personnellement à moi », déclarera la journaliste à la fin de l’audience. L’échange est en effet mouvementé. « Combien de temps avez-vous consacré au sujet et à l’enquête ? » - la journaliste réfléchit. « Vous pouvez nous le dire si ce n’est que quelques jours » renchérit l’avocat d’un air entendu. « Non c’est plutôt quelques mois, de juin à fin septembre », rétorque Nadia Djabali.

La journaliste défend son travail et explique avoir fait la synthèse de nombreux rapports et études parus sur le sujet de l’accaparement des terres, avant de les avoir croisés pour s’intéresser précisément aux entreprises françaises. « J’ai fait état de publications qui corroborent des faits et j’en ai fait une synthèse » explique-t-elle. La réponse fuse : « Vous avez recopié, le mot ne va pas vous plaire, servilement, les informations d’autres, en somme ? » Début d’une longue série de soupirs et de sourires crispés sur les visages des prévenus. Le but de l’avocat est assez clair : « La moindre des choses, c’est que l’on admette que vous avez mal fait votre travail », dira-t-il lors de sa conclusion.

Me Baratelli ne ménage pas sa peine. Les questions se succèdent : combien de fois a-t-elle fait appel à des salariés du groupe Bolloré, a-t-elle pris contact avec les autorités judiciaires, où est le siège de la Socfin (la société mise en cause dans l’article), que doit faire un magistrat dans une situation d’exploitation de mineurs ? « C’est un trivial-pursuit ? », lance la journaliste, alors que Me Antoine Comte, l’avocat du site d’information, se lève et fustige des questions hors sujet. La juge elle-même intervient pour calmer le jeu. « Vous faites de l’intimidation, s’énerve la journaliste, qu’est-ce que vous cherchez ? » « A vous intimider », lâche son avocat, le visage fermé.

« C’est un mec bien, il ne ferait jamais ça, il ne vole pas ! »

Les interrogatoires s’enchaînent et se ressemblent. La véhémence de l’avocat du groupe Bolloré semble inépuisable pour montrer que les faits sont faux. « L’article doit être pris comme le commentaire d’un certain nombre de documents tous cités en bas de page. Et comme par hasard, tous les passages qui ne sont pas poursuivis, c’est du contradictoire », s’exclame Me Comte, pour répondre aux accusations de malhonnêteté de son adversaire.

Imperturbable, Me Baratelli continue sa leçon et affirme, sans ciller, que le groupe Bolloré ne détient « aucun hectare d’exploitation en Asie ou en Afrique ». Autrement dit, les accusations visant la holding luxembourgeoise Socfin (exploitations de mineurs, expropriations de paysans), dans laquelle le groupe possède de grandes parts, ne concerneraient pas le groupe de l’homme d’affaire. « Bolloré a 38,7 % dans Socfin et on ne devrait pas en parler ? », s’offusque l’avocat de la défense, insistant sur le fait que le groupe est l’actionnaire principal de l’entreprise.

Me Baratelli rebondit : « Vincent Bolloré est quelqu’un de fantastique. C’est un mec bien, jamais il ne ferait ça », s’exclame-t-il sous le regard médusé des prévenus, qui rient. « Oui vous pouvez rire, vous qui êtes plein de vos certitudes de journalistes altermondialistes ». Ambiance.

L’avocat de la défense, Me Antoine Comte, prend la parole à son tour : « Me Baratelli nous vend le mythe de la justice méchante envers les riches et gentille avec les pauvres. Arrêtons ! » « On a eu le même type d’argumentaire lors de la première instance, qui voudrait nous faire croire que Bolloré est maltraité par la presse. C’est grotesque », poursuivra-t-il à la fin de l’audience.

« Ce qui pose problème, c’est que les affaires de Bolloré deviennent un sujet tabou »

Le groupe, en la personne de Me Baratelli, se défend aussi férocement qu’il se dit attaqué. Jusqu’à l’absurde ? Deux des prévenus, Thierry Lamireau et Laurent Ménard, ont réclamé un préjudice moral de plusieurs milliers d’euros. Durant leur interrogatoire, les deux hommes ne semblaient toujours pas bien comprendre ce qu’ils faisaient là. Le premier a juste relayé l’article sur son blog quand le second n’a découvert que lors de sa convocation, soit un an plus tard, que l’article avait été posté sur la page de son association. Il ne l’avait alors jamais encore lu. « Je trouve que cette situation est totalement disproportionnée et je ne comprends pas très bien ce que je fais là. L’article n’a été consulté que 7 fois sur mon site en un an et a été tout de suite supprimé après ma convocation. »

« La manière dont sont traitées des personnes qui ont juste relayé un texte est simplement arrogante et méprisant », se désole Me Comte. Un jusqu’au-boutisme qui inquiète les journalistes. « Une partie des médias, notamment ceux dépendants de la pub s’autocensurent. Les affaires de Bolloré sont devenues un sujet tabou. On ne peut plus en parler sans avoir une plainte », explique Agnès Rousseaux, journaliste à Bastamag.

Nadia Djebali, elle, quitte la salle d’audience la conscience tranquille. « J’ai fait mon boulot. Quand j’ai commencé, j’avais 100 méga de document écrit. Je n’allais pas tout publier », sourit-elle.

Le délibéré a été mis au 9 février.

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois de septembre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende