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Culture et idées

La civilisation anglaise façonnée par le charbon

Dans une mine de charbon en Grande-Bretagne, en 1942.

La pénible sortie du charbon au Royaume-Uni durant le XXe siècle permet à l’historien Charles-François Mathis de démontrer la difficulté de mener les transitions énergétiques. Un enseignement utile pour la France, qui peine tant à sortir du nucléaire

Pour endurer les longues et froides nuits d’hiver, quoi de mieux qu’un bon vieux feu de cheminée ? Mais si, au lieu d’opter pour de lourdes souches de bois, vous choisissiez un combustible nettement plus calorique, le charbon ? En tout cas, si vous aviez été Britannique et que vous aviez vécu dans l’entre-deux-guerres, c’est ce que vous aurait rabâché le Coal Utilisation Council, un organe de propagande mis en place par les industriels du charbon avec le soutien de l’État, à grands coups d’affiches hautes en couleur.

C’est dire l’importance du charbon dans la société britannique à l’ère industrielle. Dans une somme sur le sujet, l’historien Charles-François Mathis qualifie cette dernière de « civilisation du charbon ». De fait, la Grande-Bretagne victorienne apparaît comme la première civilisation fossile au monde. Et les problématiques qu’elle a rencontrées, aussi bien sous l’âge d’or du charbon (du milieu du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale) qu’au moment de sa sortie (dès l’entre-deux-guerres) permettent de mieux comprendre les caractéristiques des autres « cultures énergétiques » (le nucléaire en France, le pétrole dans les pays du Golfe ou le gaz en Russie).

Précisément, on peut comprendre la structuration économique, sociale, sinon politique, de ces cultures à la lueur de l’énergie dont elles dépendent. En faisant du minerai noir un « miroir du monde » britannique, l’auteur montre à quel point ce combustible agençait l’ensemble de la société, structurant aussi bien la disposition de la maison — toute entière pensée pour le stock du charbon, l’aération des fumées et la répartition optimale de la chaleur à travers les pièces — que des territoires, organisés en fonction des sites de production, des voies de transport et des réseaux de distribution, et déterminant jusqu’à la « sociabilité du feu » autour de la cheminée familiale.

La « sociabilité du feu »

En tant que « point focal de la société britannique », le charbon offre un prisme singulier pour analyser les rapports de force en son sein. Ainsi, l’inégalité de l’accès à cette ressource met en lumière la lutte des classes alors en vigueur dans cette société industrielle pionnière. Certes, les charbonniers vantaient le plaisir des « coal feelings » auprès du feu de cheminée, partagés par l’ensemble des classes sociales, à tel point que les contemporains firent de cette forme de sociabilité domestique l’un des traits de caractère de la civilisation britannique industrielle. Cependant, ces plaisirs nouveaux masquaient mal la précarité énergétique des classes populaires. Pour pallier la cherté du minerai noir, les prolétaires mirent en place une astucieuse débrouille : coopératives d’achat voire de production, clubs de distribution chapeautés par les paroisses ou les notables locaux, vols et brigandage, etc.

Pour autant, ce système D n’empêchait pas de graves crises sociales. La plus connue, communément appelée la « famine de charbon », eut lieu en 1873, lorsque le prix du kilo de charbon devint inabordable pour les ressources limitées des classes populaires. Telle la taxe sur le carbone avec les Gilets jaunes, le charbon servit alors de puissant outil d’une mobilisation sociale qui battit en brèche le credo du libre-échange incontesté depuis le début du siècle et invita l’État à plus d’interventionnisme dans l’économie, tandis que d’autres économistes plaidèrent dès cette époque pour une taxe carbone et une sortie progressive d’une économie si dépendante d’un seul minerai.


Le charbon affectait aussi l’ordre sexuel de la civilisation britannique. Si de nombreuses œuvres, tant historiques que de fiction, ont insisté sur le rôle des mineurs, peu d’ouvrages ont mis en avant le travail féminin que nécessitait le charbon dans l’espace domestique. C’est l’un des nombreux mérites de La Civilisation du charbon : rappeler qu’une énergie, même fossile, exige un travail ménager, souvent invisible et déprécié, qui repose le plus souvent sur les plus exploités — ici, les femmes au foyer. Mathis nuance cependant le propos : si, indéniablement, le charbon — par l’entretien constant du feu et de l’âtre qu’il nécessite, ainsi que la surveillance des stocks et la tenue du budget familial — représentait une source d’aliénation pour les femmes, il offrait également une façon de gagner du pouvoir pour la femme au sein du couple. Ainsi, l’auteur invite à renverser les perspectives : ce n’est pas tant le potentiel calorifique d’une énergie qui pousse à son utilisation que le temps de travail, notamment féminin, qu’elle nécessite ; c’est pourquoi les ménagères firent le choix d’un mix énergétique au tournant du XXe siècle, alternant charbon pour le chauffage, gaz pour la cuisine et électricité pour l’éclairage, diminuant leur temps de travail sans altérer leur confort, au grand dam des industriels qui poussaient les foyers à n’adopter qu’une seule et même source d’énergie.

L’« âge du gaspillage »

Il est cependant un dernier angle que Charles-François Mathis aborde peu : la question raciale. Certes, la blanche Angleterre d’alors ne se posait pas de telles questions au sein de ses frontières. Pour autant, les discours providentialistes dominants dans l’espace public, qui considéraient le charbon comme un don du ciel à la Grande-Bretagne pour la hisser à la première place des nations, construisaient un ordre racial régi par le degré d’utilisation des énergies fossiles. Le charbon y tient un rôle majeur, puisqu’il constitue, aux yeux des providentialistes, un élément clé dans « le passage de la barbarie à la civilisation ». À défaut d’apprécier les progrès moraux qu’aurait permis ledit combustible, on mesurera les effets de sa puissance en rappelant à quel point il manifesta la supériorité militaire et technologique britannique durant deux épisodes guerriers. Le premier, en 1840, lorsque le navire Gordon pulvérisa littéralement la ville d’Acre ; le second, l’année suivante, lorsque le Nemesis, premier navire à vapeur du monde, envoya par le fond toute une flotte de jonques chinoises. Pour mieux comprendre le caractère racial de l’impérialisme britannique au XIXe siècle, on se référera au Zetkin Collective qui, dans Fascisme fossile, parle explicitement d’un « technoracisme à vapeur » reposant sur les énergies fossiles.

Toutefois, le triomphalisme qui marquait la naissance de « l’empire carbonifère » britannique n’allait pas sans heurts. Comme le rappelaient Charles-François Mathis et d’autres auteurs dans Une histoire des luttes pour l’environnement, c’est le développement de la civilisation fossile qui suscita les premières luttes environnementales, à l’instar de celles menées dans le Peak District rural, aux paysages tant vantés par les romantiques anglais, menacé par l’expansion urbaine de Manchester. L’expansion du domaine du charbon rognait en effet l’image traditionnelle de la « Old England » rurale et questionnait de fait l’identité nationale. Face aux nombreuses catastrophes environnementales, sociales et sanitaires induites par le charbon, de plus en plus de voix s’élevèrent pour critiquer non seulement les dommages collatéraux d’une telle civilisation fossile, mais qui plus est sa raison d’être.

Ainsi, les contempteurs du charbon dénonçaient un « âge du gaspillage », reprochant au combustible son inefficacité dans le chauffage des intérieurs, tandis que d’autres, comme John Ruskin et William Morris, appelaient de leurs vœux une « économie frugale », qui saurait se réconcilier avec la poésie, la nature et la spiritualité et oublierait la frénétique consommation matérielle qui avait lieu dans la civilisation industrielle. À la différence des sociétés antérieures, que garderait-on en effet en mémoire d’une civilisation fossile, sinon ses déchets, laissés en héritage pour les générations futures ? Si aujourd’hui, en France, on lutte à Bure pour éviter de faire du territoire une décharge nucléaire, les industriels britanniques, à leur époque, ne s’étaient pas privés d’élever à Hornchurch, à une vingtaine de kilomètres de Londres, une colline de détritus qui atteignait, en 1929, 500 mètres de large sur plus de 1 kilomètre de long et 270 mètres de haut - une taille comparable aux gratte-ciels de l’époque.

Une « servitude volontaire au charbon »

C’est qu’au cœur même de l’enthousiasme carbonifère se niche une hantise : que deviendra cette civilisation une fois son stock de charbon épuisé ? Hormis les libéraux, qui, comme ceux d’aujourd’hui, « voulaient croire qu’il ne saurait y avoir de limites naturelles à la croissance », l’opinion publique britannique savait pertinemment que leur civilisation toucherait, un jour ou l’autre, à sa fin, et qu’il fallait dès à présent penser une transition énergétique. Mais c’est là que le bât blesse : celle-ci n’a pas eu la place que certains souhaitaient. Pour expliquer cette inertie, l’auteur avance deux explications. D’une part, le « refus de l’État de légiférer ». Alors que les alertes sur la dangerosité des fumées issues de la combustion de charbon proliféraient depuis la fin du XVIIIe siècle, il fallut attendre le Clean Air Act de 1956, quatre ans après les 12 000 morts du Great Smog à Londres, pour que l’État britannique, jusqu’alors fervent défenseur du laisser-faire en matière économique, se résigne enfin à réduire la pollution de l’air. Mais, d’autre part, les Britanniques eux-mêmes avaient si bien intégré le charbon à leur mode de vie qu’ils ne voyaient pas comment s’en séparer : c’est ce que Mathis nomme la « servitude volontaire au charbon », de même qu’on pourrait aujourd’hui parler de servitude volontaire au pétrole ou à l’électricité pour les sociétés occidentales.

Bien qu’aujourd’hui, le Royaume-Uni ait fini par se débarrasser du charbon, cette transition n’alla pas sans peine. Ce cas rare d’une transition — et non d’une simple addition — énergétique témoigne des rapports de force et des conflits que génère inévitablement ce phénomène. Car bien évidemment, la sortie du charbon fit des perdants ; et, au premier chef, les industriels du charbon. Concurrencés dès le début du XXe siècle par le gaz, le pétrole et l’électricité, les charbonniers s’unirent au lendemain de la Première Guerre mondiale pour rafraîchir l’image de leur marchandise et la rendre à nouveau désirable aux yeux du public britannique. Après l’infructueux « back to coal » auquel appelèrent les houillers gallois en 1931 pour protester contre la fourniture de pétrole américain aux navires de la Navy, les industriels se rassemblèrent l’année suivante au sein du Coal Utilisation Council (CUC), soutenue par l’État. À défaut d’innover sur le plan énergétique, on savait, au CUC, innover en matière de propagande. L’organisme inventa ainsi un « Coal Song » (chant du charbon) et l’apprit aux enfants, envoya un bus sillonner le pays pour y vanter les bienfaits du charbon et alla jusqu’à poser les bases de l’écoblanchiment industriel, en faisant du charbon un « principe nutritif riche en rayons biovitriques » et recommandant aux consommateurs de prendre des « bains de feu » nus devant leur cheminée pour se soigner. La propagande du CUC sembla avoir porté ses fruits, puisque, jusque dans les années 1970, le charbon, quoique sur le déclin, resta puissant dans l’économie britannique.

Cette analyse de la pénible sortie du charbon au Royaume-Uni permet à l’auteur de démontrer le caractère non linéaire des transitions énergétiques. « Loin d’être naturelles ou inévitables, écrit-il, celles-ci sont le fruit de stratégies, de calculs politiques ou financiers qui les inscrivent dans le temps long. Au-delà du calcul budgétaire, c’est une guerre d’image qui est lancée. » À la lueur noire du charbon, on pourrait, à notre tour, identifier les freins et résistances à cette fameuse transition dans d’autres cultures énergétiques, tel que le nucléaire en France. Car, pour en sortir, il faudra bien, comme les Britanniques en leur temps, aller au charbon.


La Civilisation du charbon. En Angleterre, du règne de Victoria à la Seconde Guerre mondiale, de Charles-François Mathis, aux éditions Vendémiaire, collection « Chroniques », octobre 2021, 560 p., 26 euros.

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