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TribuneSanté

La médecine doit soigner son addiction à la technologie

La médecine est responsable d'une part notable, en augmentation, des émissions de CO₂, notamment à cause des médicaments et dispositifs médicaux.

Les innovations technologiques médicales n’apportent pas toujours de plus-value sanitaire compensant leur impact climatique, défend le médecin auteur de cette tribune. Il appelle à une bifurcation écologique de la médecine.

Frédéric Prat est gastro-entérologue, chef de service à l’hôpital public Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine).



Commençons par un paradoxe : la médecine moderne perfectionne ses capacités de soin d’année en année, mais, parallèlement, son fonctionnement participe à la dégradation des conditions de vie sur terre. Le secteur de la santé est en effet responsable de 8 % des émissions nationales de gaz à effet de serre (GES), un chiffre qui devrait croître de plus de 50 % d’ici à 2050, selon le Healthcare without Harm.

Il est donc urgent d’agir. Basculer vers un système de santé plus préventif est nécessaire, mais prendra trop de temps ; la réduction des dépenses d’énergie annexes (bâtiments hospitaliers, transports, alimentation des patients et des personnels, énergie pour le chauffage, la climatisation, l’internet) n’y parviendra pas non plus, car 54 % des émissions de GES sont dues à l’achat de médicaments (33 %) et de dispositifs médicaux (21 %).

Le problème central à résoudre, c’est donc le fonctionnement lui-même de la médecine occidentale, fondé sur une addiction à l’innovation technique permanente, alimentée par la recherche de profit du « complexe médico-industriel ».

Une innovation pas forcément bénéfique

Très bien organisé pour diffuser ses nouveaux dispositifs et molécules, toujours supposés porteurs de progrès, le complexe médico-industriel, constitué des fabricants de médicaments et de dispositifs médicaux, voit ses objectifs efficacement relayés par les KOL (Key opinion leaders, les principaux leaders d’opinion) que sont les médecins, universitaires ou non, sincèrement convaincus du caractère exclusivement vertueux de l’innovation technologique.

Pourtant, l’accélération technologique ne bénéficie pas forcément aux populations, comme le démontre le Lancet Journal, dans son rapport de 2021. Cette revue médicale britannique de réputation mondiale y explique que les émissions mondiales de GES du secteur de la santé ne sont positivement corrélées à l’index de développement humain (HDI) que pour les bas niveaux d’émissions : « Des émissions additionnelles au-delà de 600kgCO₂e ne sont pas associées à un meilleur HDI. »

Multiplication des brevets

La France, avec un niveau d’émissions du secteur de la santé de 46MtCO₂e (selon le rapport du Shift Project) et 67 millions d’habitants, a un niveau d’émissions par habitant de 700kgCO₂e. Elle pourrait donc se permettre une réduction d’environ 17 % de ses émissions par habitant pour la santé sans mettre en péril son niveau de développement humain.

De même, entre 2000 et 2018, le nombre de demandes de brevets de technologie médicale a triplé dans le monde, passant de 5 000 à plus de 15 000, selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle en 2019, sans que la santé des populations se soit améliorée en proportion.

Outre la surconsommation de médicaments et de dispositifs médicaux, on peut déplorer les interventions inutiles : à titre d’exemple dans le domaine de la gastro-entérologie, des endoscopies à intervalles trop rapprochés n’apportent aucun bénéfice au patient, mais sont la cause d’émissions intempestives. Les contrôles de la Sécurité sociale existent, mais restent peu efficaces face au paiement à l’acte en médecine libérale, qui lie consommation médicale et gains — et cela même si les sociétés de médecins spécialistes tendent plus fréquemment à émettre de salutaires recommandations de bonnes pratiques visant à limiter les actes inutiles.

« Le secteur de la santé doit donner sa juste place à la question écologique »

Pour freiner cette dérive, le secteur de la santé doit donner sa juste place à la question écologique. Aujourd’hui, dans les appels d’offres des marchés du médicament et des dispositifs médicaux (privés comme publics), la part du développement durable ne représente que 2 à 5 % de la note globale qui va déterminer le choix des acheteurs.

Cela est d’autant plus dommageable que la chaîne de fabrication des produits est souvent très énergivore et mal connue — beaucoup de médicaments et de dispositifs chirurgicaux étant fabriqués en Asie, avec nombre de sous-traitants et dans des conditions opaques.

Gare à « l’effet de non-substitution »

Il est nécessaire désormais que les acteurs de la santé s’intéressent davantage aux modes de fabrication des produits qu’ils utilisent et déterminent leur utilité réelle en regard de leur impact sur l’environnement. Bien sûr, ce n’est pas simple, car il faut considérer « l’effet rebond » de l’innovation (qui induit une augmentation de la pollution à terme par l’augmentation de sa consommation) et « l’effet de non-substitution », quand l’innovation plus « écoresponsable » se cumule à la pratique de référence au lieu de s’y substituer.

L’arrivée de l’IRM, dans les années 1990, n’a pas supprimé le recours au scanner : en pratique, on fait souvent les deux, et l’impact environnemental est doublé, sans que le bénéfice pour le patient le soit toujours à proportion.

Conserver la vie... et son milieu

Les politiques publiques ont un rôle à jouer en mettant au premier plan, à l’égal de la qualité et du service rendu, une vision précise de l’impact environnemental d’un produit ou service avant sa mise sur le marché. De façon que les acteurs du monde médical puissent mieux répondre à cette question désormais centrale : telle innovation technique est-elle vraiment utile en regard de la pollution que sa fabrication et son déploiement vont engendrer ?

La formation des agents (médecins, mais aussi personnels non médicaux et administratifs du secteur de la santé, chercheurs, etc.) pourrait aussi être améliorée en ce sens, avec des disciplines leur permettant d’appréhender la juste valeur des pratiques au regard non seulement de la conservation de la vie humaine, mais aussi des milieux biogéochimiques qui la conditionnent.

C’est donc à une révolution du monde médical qu’il faut s’atteler désormais, pour préserver les conditions d’une bonne santé, et donc d’une vie bonne, pour les générations futures. À l’instar des diplômés « en rupture » d’AgroParisTech, les jeunes médecins pourraient en être le fer de lance.

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