La nouvelle bombe climatique de TotalÉnergies en Papouasie

Plusieurs ONG ont mené une action, le 27 septembre 2023, devant le siège social du Crédit agricole pour dénoncer le projet gazier Papua LNG. - © NnoMan Cadoret / Reporterre
Plusieurs ONG ont mené une action, le 27 septembre 2023, devant le siège social du Crédit agricole pour dénoncer le projet gazier Papua LNG. - © NnoMan Cadoret / Reporterre
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En Papouasie-Nouvelle-Guinée, TotalÉnergies s’apprête à lancer le projet gazier Papua LNG. Peter Bosip, activiste papouasien, s’est rendu en France pour encourager les banques à ne pas le financer.
En Papouasie-Nouvelle-Guinée, TotalÉnergies s’apprête à amorcer une nouvelle bombe climatique : le projet d’extraction et d’exportation de gaz Papua LNG. « C’est une catastrophe pour les communautés papouasiennes, qui ont déjà les pieds dans l’eau », déclare Peter Bosip, représentant du Centre pour les droits communautaires et la loi environnementale (Celcor), une ONG locale. L’homme a parcouru 14 000 kilomètres pour alerter sur ce projet-phare de la compagnie française. Il demande aux banques françaises de ne pas y verser un centime. Reporterre l’a rencontré le mardi 26 septembre, dans les locaux de Reclaim Finance.
Après une poignée de main chaleureuse, Peter Bosip prévient : « Le temps presse. » La décision finale d’investissement est prévue pour le début de 2024. Feu vert serait alors donné à l’installation de neuf puits, d’une usine de traitement du gaz, d’un gazoduc long de 320 kilomètres — majoritairement offshore — et de quatre trains de liquéfaction. La production, à hauteur de 6 millions de tonnes de gaz liquéfié par an, pourrait démarrer fin 2027 ou début 2028. TotalÉnergies détient une participation de 40,1 % dans ce projet, ExxonMobil 37,1 % et l’australien Santos 22,8 %.

À lui seul, ce projet de gaz fossile — aussi appelé « gaz naturel » — émettrait plus de 220 millions de tonnes de CO2 sur toute sa durée de vie. Une quantité équivalente aux émissions de l’ensemble de la population du Bangladesh — 169 millions d’habitants — au cours d’une année entière. « Ce projet va totalement à l’encontre des appels des scientifiques et va aggraver les calamités qui affectent de manière disproportionnée la Papouasie », dit Peter Bosip.
« Le changement climatique ne nous laisse aucune chance »
Dans ce pays situé au sud-ouest de l’océan Pacifique, « la vie réelle » chère au PDG de TotalÉnergies Patrick Pouyanné, c’est donc cela : la montée des eaux qui a déjà englouti des îles entières et conduit à la relocalisation forcée de villages entiers et de dizaines de milliers de personnes. Les tempêtes, elles, sont de plus en plus dévastatrices. « Le changement climatique ne nous laisse aucune chance, témoigne Peter Bosip. C’est une expérience traumatisante pour les personnes déplacées : elles sont arrachées à la terre de leurs ancêtres, à leur culture et à tout ce qu’elles ont pu construire. » Lui habite sur l’île de Nouvelle-Bretagne, régulièrement secouée par des séismes. Il s’inquiète particulièrement de la perte des récifs coralliens, qui font figure de barrière protectrice contre les vagues et d’oasis pour la vie marine.
Il dénonce une injustice climatique : « Nous sommes les premiers perdants d’un phénomène dont nous ne sommes pourtant que très peu responsables. Plus de 80 % de la population est rurale, consomme peu et subsiste grâce à l’agriculture vivrière », résume-t-il. Le projet n’est d’ailleurs pas pensé pour soutenir les besoins énergétiques de la population papouasienne, mais pour desservir le marché asiatique. TotalÉnergies annonce, à Reporterre, son intention d’y substituer le gaz fossile au charbon, qui représente 85 % de la production d’électricité du continent. L’entreprise assure que cela permettrait de participer à une réduction des émissions de CO2 dans la région. « C’est la marque concrète de notre soutien aux objectifs de l’Accord de Paris de 2015 qui appelle à réduire les émissions de gaz à effet de serre », affirme la multinationale.

Papua LNG est l’une des priorités stratégiques du groupe, qui se rue sur le gaz fossile liquéfié : le mercredi 27 septembre, à la journée des investisseurs, le géant français a annoncé qu’il prévoyait d’augmenter sa production de 50 % entre 2023 et 2030 (contre 40 % jusque-là). Avec l’explosion des prix liée à la guerre en Ukraine et la forte demande en Europe l’an dernier, le GNL a constitué l’une des principales sources de profit de TotalÉnergies. Son activité a généré un résultat d’exploitation de 11,2 milliards de dollars (10,7 milliards d’euros) en 2022, un chiffre doublé par rapport à 2021.
Le GNL « n’est pas une énergie de transition »
Or, contrairement aux apparences, le gaz naturel liquéfié n’a rien de vert. « Ce n’est pas une énergie de transition », insiste Louis-Maxence Delaporte, analyste énergie chez Reclaim Finance. Certes, lorsqu’il est brûlé pour générer de l’électricité, il émet deux fois moins de CO2 que le charbon. Mais selon une récente étude menée par des scientifiques de la Nasa et des universités Harvard et Duke, à cause des fuites de méthane durant sa production et son transport, le gaz est tout autant climaticide que le charbon. Principal constituant du gaz fossile, le méthane est un gaz à effet de serre plus de quatre-vingt fois plus puissant que le CO2 sur une période de vingt ans. « Nous estimons qu’un taux de fuite de 0,2 % est suffisant pour que le gaz ait des impacts climatiques plus importants que le charbon », ont écrit les scientifiques.
C’est pourquoi, dans le dernier rapport du Giec, l’exploitation du gaz fossile n’est pas jugé compatible avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5 °C. Le scénario net zéro émissions (NZE) de l’Agence internationale de l’Energie (AIE) préconise également de ne pas exploiter les nouveaux gisements de gaz dit « naturel » qui n’ont pas fait l’objet d’une « décision finale d’investissement » avant la fin de 2021, comme c’est le cas pour le projet Papua LNG. Cela n’a pas empêché Emmanuel Macron de défendre le projet, fin juillet, lors d’une visite en Papouasie-Nouvelle-Guinée.
À l’injustice climatique s’ajoute l’injustice sociale. Comme pour les projets Tilenga et East african crude oil pipeline (Eacop), menés par TotalÉnergies en Ouganda en Tanzanie, Peter Bosip craint des violations de droits humains pour les 12 700 personnes vivant dans les trente-neuf villages de la zone du projet. « Nous avons déjà connu pareille mésaventure avec ExxonMobil... », souligne l’activiste. La société pétrolière et gazière américaine a, en effet, érigé la première installation de GNL dans le pays. Cela a provoqué de nombreux remous : des exactions par des forces de sécurité privée, le non-respect du consentement des communautés affectées par le projet, ainsi que des conflits fonciers et des violences intracommunautaires.
Un développement « opaque » et zéro « dédommagement »
« Le projet Papua LNG de TotalÉnergies répète les mêmes schémas. Son développement se fait de manière opaque, les informations fournies sur ses conséquences sont parcellaires et les consultations des populations locales ont été faites en présence de forces de police », observe Peter Bosip, pour qui « nous devons à tout prix empêcher que l’histoire se répète ». Sur place, la situation se tend. Selon le Post-Courier, un quotidien papou-néo-guinéen, le Conseil des Chefs d’Elema Mai Lavi, représentant 600 clans, a annoncé sa volonté de fermer le passage de la rivière Purari durant deux semaines. Les clans s’indignent de ne percevoir « aucune forme de dédommagement » de la part de l’État papouasien et des promoteurs de Papua LNG, « alors que ce sont bien nos terres, nos cours d’eau et nos ressources qui font l’objet d’une extraction et d’une perturbation », déclare le porte-parole Owen Vaii, membre de la tribu Kairihu.
Pour empêcher l’avancée de TotalÉnergies en Papouasie-Nouvelle-Guinée, Peter Bosip et plusieurs ONG tentent aujourd’hui de s’attaquer à son portefeuille. Bloom, 350.org, des membres du collectif Stop Total et StopEacop ont mené une action, mercredi 27 septembre, en fin de matinée, devant le siège social du Crédit agricole. L’objectif : dénoncer l’implication de la banque dans différents projets pétrogaziers de TotalÉnergies. Des tracts ont été distribués aux salariés, dont certains ont discrètement encouragé les activistes.

« En tant que conseiller financier du projet, Crédit agricole accompagne TotalÉnergies dans le montage financier de Papua LNG, en vue de trouver les financements nécessaires à son lancement évalué à plus de 10 milliards de dollars », indique à Reporterre Antoine Bouhey, coordinateur de la campagne Defund TotalEnergies, qui vise à interpeller les soutiens financiers de l’entreprise française. Il appelle la banque « à faire volte-face à ce type de projet » et à se tourner « exclusivement vers des projets d’énergies renouvelables ».
Contacté par Reporterre, le Crédit agricole précise que « rien n’est encore acté » tant que la décision finale d’investissement n’est pas prise. La banque se cache par ailleurs derrière un prétendu flou sur « la place du gaz dans les énergies de transition » : « Les impacts des émissions de gaz naturel et son rôle dans la transition énergétique sont toujours débattus », affirme-t-elle. Tout en se défaussant sur l’état du consensus scientifiques il y a huit ans : « En 2015, lorsque nous avons signé un mandat de conseil concernant le dossier Papoua LNG, le Giec a publié son cinquième rapport d’évaluation et insistait sur le caractère moins émissif du gaz comparé au charbon et au pétrole ».
D’autres banques, elles, sont moins frileuses. À ce jour, trois banques européennes, HSBC, ING et Société générale, se sont engagées à ne pas financer de nouveaux terminaux de GNL, dès lors qu’ils seraient associés à de nouveaux champs gaziers. Elles ne devraient donc pas financer le projet Papua LNG. La Société générale n’a toutefois pas souhaité confirmer cette tendance à Reporterre, arguant qu’elle « ne commente pas les cas particuliers ». La banque BNP Paribas, elle, est sous pression. Elle se positionne au second rang des plus gros financeurs de TotalÉnergies, mais est déjà poursuivie pour son soutien massif à l’expansion pétrolière et gazière. Selon nos informations, elle ne devrait pas financer le projet.