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EntretienÉconomie

« La réduction du temps de travail est un des grands moyens de créer des emplois »

Réduction du temps de travail, amélioration de ses conditions, création d’emplois écolos dans l’agriculture… d’autres pistes que celles du projet de loi sur le travail existent pour réduire le chômage. Des idées nouvelles, alors que la mobilisation contre le projet de loi se renforce ce jeudi.

Jean Gadrey est économiste, spécialiste des services et des indicateurs de richesse. Il est notamment membre du conseil scientifique d’Attac. Il anime un blog stimulant.

Jean Gadrey.

Reporterre — Que pensez-vous du projet de réforme du droit du travail de la ministre du Travail, Myriam El Khomri, dont de nombreux points (facilitation des licenciements économiques, augmentation des durées légales du travail, primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche…) sont très controversés ?

Jean Gadrey — Le discours sur la facilitation des licenciements économiques, qui est un point énorme du projet de loi, est ahurissant. L’oligarchie justifie toutes les mesures néfastes pour la qualité du travail, l’emploi et même l’environnement, par son slogan « la compétitivité crée la croissance qui crée l’emploi ». On en arrive à cet énoncé incroyable, que faciliter les suppressions d’emploi va permettre d’en créer de nouveaux. Cela revient à dire que, pour lutter contre la pollution de l’air, il faut fortement subventionner les industries les plus polluantes en comptant uniquement sur leur bonne volonté pour réduire leurs émissions !

Or, il n’est pas difficile, actuellement, de mettre fin à un CDI. On n’a jamais eu autant de ruptures conventionnelles de contrat.

Entre 1998 et 2002, la France a créé beaucoup d’emplois. C’est même la seule période de forte création d’emplois. Pourtant, le Code du travail existait déjà, ainsi que les 35 heures. Ils n’ont pas fait exploser les coûts salariaux et n’ont pas nui à la compétitivité. Cela prouve qu’il existe d’autres solutions pour créer des emplois que fragiliser les salariés. D’ailleurs l’OCDE [l’Organisation de coopération et de développement économiques], qui faisait campagne dans les années 1990 sur le thème « réduire les règles de licenciement favorise l’emploi », reconnaît aujourd’hui qu’aucune étude sérieuse n’a jamais démontré l’existence d’un lien entre chômage et droit du travail.

Dans le cortège parisien de la manifestation contre la loi sur le travail, le 9 mars.


Quelles mesures permettraient selon vous de lutter contre le chômage en créant des emplois ?

La réduction du temps de travail est un des grands moyens de créer des emplois. Actuellement, le partage du travail se fait entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Ceux qui en ont sont parmi les plus gros travailleurs en Europe de l’Ouest : un salarié français travaille 36,1 heures par semaine en moyenne d’après l’OCDE, contre 35,8 heures en Suède, 34,5 heures en Allemagne, 32,5 heures au Danemark et 28,9 heures aux Pays-Bas ! C’est inégal, injuste et excluant.

Or, quand on divise le temps de travail total dans l’économie française par la population active, c’est-à-dire la somme des travailleurs et des chômeurs, on arrive à 31 heures de travail par semaine.

C’est la conclusion à laquelle a abouti, en 1965, le grand économiste d’après-guerre Jean Fourastié, auteur du livre Les 40 000 heures. Il estimait qu’à la fin du XXe siècle, nous devrions aboutir à 30 heures de travail hebdomadaires pour une durée de vie active de 35 ans — soit une durée annuelle de travail de 1.200 heures. Aujourd’hui, en France, la durée annuelle de travail est de 1.400 heures en moyenne. L’objectif de M. Fourastié me semble tout à fait réaliste compte tenu du taux de chômage actuel et des possibilités de vivre bien sans nécessairement produire toujours plus.

La réduction du temps de travail a fait ses preuves par le passé : si nous avions aujourd’hui la même durée annuelle du travail qu’au milieu des années 1960, nous aurions 5 millions de chômeurs supplémentaires.


Réduire la durée hebdomadaire du travail n’est pas suffisant, il faudrait aussi réduire l’emprise du travail sur nos vies…

Cela commence par abaisser l’âge de départ à la retraite. Personnellement, je défends les revendications syndicales du retour à la retraite à taux plein à 60 ans. Cela permettrait aux jeunes, très touchés par le chômage, de trouver plus aisément du travail. En plus, cela ne changerait rien à la situation actuelle, puisqu’en 2012 l’âge moyen de cessation d’activité était de 60 ans, d’après l’OCDE.

Une autre piste qui me semble importante, c’est l’instauration de périodes sabbatiques rémunérées : un an de congé tous les dix ans, ou six mois tous les cinq ans, c’est selon. Ces périodes permettraient aux citoyens de créer d’autres richesses que celles produites par le système monétaire. Les activités bénévoles, de loisirs, répondent à des besoins sociaux et environnementaux très importants.

Dans le cortège parisien de la manifestation contre la loi sur le travail, le 9 mars 2016.


Comment financer la réduction du temps de travail ?

L’âge moyen de cessation d’activité était de 60 ans en 2012 parce que de nombreux actifs âgés sont licenciés et ne retrouvent pas de travail, ou sont mis en préretraite. Si les entreprises les gardaient jusqu’à leurs 60 ans, cela permettraient de compenser la perte de cotisation sociale induite par la cessation d’activité des plus de 60 ans.

Le deuxième argument, c’est que le chômage coûte terriblement cher à la société. L’ensemble des coûts directs et indirects liés au chômage peut être estimé à 70 milliards d’euros par an. Si l’on réduisait très fortement le chômage en partageant le travail, cela permettrait d’économiser entre 2 et 3 % du produit intérieur brut (PIB) et de financer la réduction du temps de travail.

La lutte contre les inégalités femmes-hommes est également un levier. La différence des taux d’activité et de temps partiel entre les femmes et les hommes entraîne une perte de recettes publiques considérable. Certaines études démontrent que, si les femmes avaient le même taux d’activité et les mêmes niveaux de salaires que les hommes, il n’y aurait aucun problème de financement des retraites.


Outre la réduction du temps de travail, l’amélioration des conditions de travail permettrait aussi de créer des emplois…

Désintensifier le travail — il est aujourd’hui sous pression croissante de la performance et des actionnaires —, améliorer les conditions de travail, la sécurité et la démocratie seraient créateurs d’emplois parce qu’il faudrait un peu plus d’emplois pour produire dans des conditions non productivistes.

La concurrence par les coûts les plus bas et la domination de l’économie par la finance sont très coûteuses pour la société. Elles produisent de tels dégâts que les gains de productivité qu’elles engendrent correspondent en réalité à des pertes. D’après le Bureau international du travail (BIT), le coût des accidents du travail et des maladies professionnelles dans le monde représente 4 % du PIB mondial, ce qui est énorme.

Dans le cortège parisien de la manifestation contre la loi sur le travail, le 9 mars.


La transition écologique peut-elle être source d’emplois, sans attendre l’hypothétique retour de la croissance qu’espèrent nos dirigeants ?

Créer des emplois sans croissance, c’est intellectuellement assez simple comme idée. Par exemple, si l’on transformait l’agriculture actuelle, industrielle, chimique, avec son cortège de dommages collatéraux sur la santé, l’environnement et la biodiversité, en un système d’agroécologie, il faudrait 30 à 40 % d’emplois en plus pour produire les mêmes quantités de produits agricoles. Parce qu’on utilise moins de chimie, moins de machines, moins de pétrole et plus de travail humain porteur de sens.

Dans un billet intitulé « Emplois “écolo” : + 1 à + 1,5 million d’ici 2030 ? », j’ai ainsi prouvé que de très nombreux emplois pouvaient être créés en rassemblant des scénarios existants (NégaWatt, économie circulaire, agriculture, etc.). Il s’agit de la possibilité de création d’emplois utiles, ayant du sens, de bonne qualité, dans beaucoup de secteurs concernés par la transition écologique et sociale.


Ces produits et ces services de meilleure qualité et qui nécessitent plus de main-d’œuvre seront sans doute plus chers. Comment les rendre accessibles à tous ?

Il est vrai que les produits de plus haute qualité environnementale, sociale et sanitaire sont en moyenne plus chers. Cela signifie qu’il faut s’intéresser simultanément à une autre question, celle de la réduction des inégalités. Il faut simultanément travailler sur la transformation de la production pour qu’elle devienne soutenable et sur l’accessibilité sociale de ces produits de meilleure qualité. Systèmes de gratuité, bio dans les écoles, premiers mètres cubes d’eau gratuits, tarifications progressives... Les idées ne manquent pas.

Il faut également s’attaquer aux inégalités de revenus. Cela peut passer par une fiscalité redevenant plus progressive et en la définition d’un revenu maximum. Même si ce dernier semble hors de portée politiquement, il faudra bien un jour admettre qu’il est nécessaire d’organiser la finitude des revenus les plus élevés dans un monde caractérisé par la finitude des ressources naturelles.

Dans le cortège parisien de la manifestation contre la loi sur le travail, le 9 mars.


Les solutions contre le chômage existent. Êtes-vous optimiste quant à la possibilité de les mettre en œuvre ?

Pour l’instant, l’oligarchie, la finance, les intérêts des multinationales défendus dans les projets d’accord de libre-échange continuent de dominer. On n’arrive pas à franchir la barrière de la représentation politique. Les élus se professionnalisent, s’enkystent dans des rôles, deviennent inertes et finissent par faire le jeu du Medef. Ceci peut favoriser le Front national, mais aussi autre chose.

En effet, il y a aussi des raisons d’être optimiste. On voit autour de nous de nombreuses initiatives qui vont exactement dans le sens qu’on vient d’évoquer. En France, dans le monde, dans tous les domaines, des citoyens prennent les choses en main et font des choses qui marchent. On n’est pas en train de rêver puisque les alternatives existent déjà un peu partout. Le film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent et les documentaires de Marie-Monique Robin ont rencontré un franc succès auprès de gens très divers, ce qui témoigne d’un intérêt croissant pour ces solutions.

La mobilisation va croissant contre le projet de loi El Khomri, le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, le Tafta, et c’est une bonne chose. Mais il faudra que l’insurrection des consciences prenne une ampleur plus grande encore.

-  Propos recueillis par Émilie Massemin

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