La réforme des retraites lèse aussi les agriculteurs

43 % des agriculteurs ont plus de 55 ans et plus de 210 000 devraient prendre leur retraite dans la prochaine décennie. - Unsplash/CC/Zoe Schaeffer
43 % des agriculteurs ont plus de 55 ans et plus de 210 000 devraient prendre leur retraite dans la prochaine décennie. - Unsplash/CC/Zoe Schaeffer
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Retraites AgricultureLa réforme des retraites va amplifier la pénibilité des agriculteurs. Au-delà de leur fin de carrière, c’est toute la transmission de leur ferme qui se trouve chamboulée.
Pour Alain Lafon, né en 1962, c’est un coup dur : si la réforme des retraites est adoptée, il lui faudra travailler trois mois de plus avant de pouvoir partir. Surtout, c’est tout le plan de transmission de sa ferme, le Gaec de la Maison Rouge à Vitrac (Dordogne), qui se trouve bouleversé. « J’avais prévu de partir en novembre 2023, explique l’agriculteur bio, qui élève trente-huit vaches avec sa femme Colette et leur fils Maxime, tout en cultivant un peu de céréales et transformant une partie du lait en beurre, crème et yaourts. Cela devait permettre à la compagne de Maxime, Géraldine, et à notre autre fils Jérémy, paysan-boulanger, d’être installés au 1er janvier. » Tout avait été calé presque deux ans plus tôt. Géraldine et Jérémy avaient même posé leurs démissions pour commencer des formations et préparer leur arrivée.
Ce trimestre de décalage risque de leur coûter très cher. « En agriculture, une année commencée est une année cotisée en intégralité, indique M. Lafon. Même si je ne travaille qu’un mois en 2024, je vais devoir verser 6 000 euros de cotisations à la MSA [la sécurité sociale agricole]. Ou plutôt, les jeunes devront les payer pour moi. » À l’inverse, si Géraldine et Jérémy ne sont pas installés au 1er janvier 2024, ils ne cotiseront pas pour la retraite cette année-là. « La réforme est brutale et ne tient pas compte de la longueur des parcours d’installation en agriculture », enrage l’éleveur. La famille travaille sur un plan B, où Alain Lafon partirait en novembre comme prévu pour laisser les jeunes s’installer et serait salarié deux ou trois mois par le Gaec.
À 130 kilomètres de là, dans la ferme bio de la famille Colas à Lectoure (Gers), la même indignation règne. Sylvie Colas, née en 1962, se prépare à devoir travailler huit mois de plus. « Ou plus vraisemblablement douze, parce qu’on raisonne en années culturales en agriculture », déplore la porte-parole de la Confédération paysanne du Gers et éleveuse de volailles, qui cultive aussi céréales, fruits et légumes en maraîchage avec son époux et leur fils. Derrière les mots qui se bousculent au téléphone, le désespoir pointe. « Ce matin, départ à 4 heures pour aller au marché. Après deux heures de route, je suis restée jusqu’à 14 heures dans une halle où il ne faisait pas plus de 2 °C. Ça fait trente ans que je fais ça — me lever avant l’aube, rouler, décharger. J’ai très mal aux mains, je n’arrive plus à récupérer. Et il va falloir continuer plus longtemps ? »
« On est trop fatigués pour continuer plus longtemps »
Il existe bien une alternative, réduire peu à peu l’activité à la ferme pour s’assurer une fin de carrière moins pénible. Une perspective qui crève le cœur de Mme Colas. « C’est une belle ferme. Nous arrivons à dégager trois revenus avec 5 000 volailles élevées en plein air et 30 ares de maraîchage [1], avec un abattoir à nous. Nous espérions transmettre rapidement à un nouvel associé les activités maraîchage et volailles. Mais là, la nouvelle perspective avec le report de l’âge de la retraite, c’est d’arrêter la volaille parce qu’on est trop fatigués pour continuer plus longtemps. » Tant pis pour le futur repreneur qui, plutôt que récupérer un outil de travail opérationnel, devra repartir de zéro.
Fronde des agriculteurs
Comme Alain Lafon et Sylvie Colas, ils sont des dizaines de milliers d’agricultrices et d’agriculteurs à voir leur fin de carrière et la transmission de leur ferme chamboulées par le possible report de l’âge de départ à la retraite à 64 ans et le passage de 42 à 43 ans de cotisations. 43 % des agriculteurs ont plus de 55 ans et plus de 210 000 devraient ainsi prendre leur retraite dans la prochaine décennie.
Le projet de réforme a provoqué une levée de boucliers dans une profession marquée par la pénibilité du travail et les difficultés économiques. La Mutualité sociale agricole (MSA), le régime de protection sociale des agriculteurs, a dit « regretter » le report de l’âge de départ et l’augmentation de la durée de cotisation. La Confédération paysanne s’est elle aussi mobilisée contre la réforme. Le Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) a demandé le retrait de la réforme et a réclamé un régime spécial pour l’agriculture, « du fait de pénibilité, de charges lourdes, des astreintes, des risques liés à la manipulation des animaux, du travail au mauvais temps, des maladies professionnelles ». Même la FNSEA s’est dite inquiète de l’absence de mesures pour gérer les fins de carrières difficiles ainsi que de la mise en œuvre de la pénibilité.

Pour calmer la fronde, le gouvernement promet en contrepartie une amélioration du montant des retraites agricoles. Les agriculteurs retraités [2] touchaient en moyenne 800 euros par mois en 2020 — une misère en comparaison des 1 510 euros de l’ensemble des retraités. La faute à la faiblesse des revenus agricoles (63 % des chefs d’exploitation perçoivent un revenu annuel inférieur au Smic brut) et à un effort de contribution moindre — leur taux de cotisation de retraite de base s’élève à 14,87 % contre 15,45 % dans les régimes alignés (salariés, artisans-commerçants, salariés agricoles) [3].
D’après les ministres du Travail, Olivier Dussopt, et de l’Agriculture, Marc Fesneau, les agriculteurs pourraient bénéficier de la revalorisation de la pension minimale à 85 % du Smic net prévue dans la réforme. L’article 10 prévoit aussi que soient prises en compte les périodes validées en incapacité, inaptitude, pénibilité ou retraite anticipée au titre du handicap.
Une annonce « trompeuse et digne d’une escroquerie »
Une manière de boucher le trou dans la raquette des lois Chassaigne 1 et 2, votées en 2020 et 2021 et qui prévoyaient déjà une retraite minimale à 85 % du Smic net pour les non-salariés agricoles (chefs d’exploitation, conjoints collaborateurs et aides familiaux). Elles avaient laissé de nombreux agriculteurs au bord de la route, en excluant ceux ayant connu des périodes d’invalidité et calculant le montant final de la pension en fonction des autres pensions perçues — pour ceux qui complétaient leurs revenus par une activité dans une station de ski, par un peu de salariat à temps partiel…
« Ça a été une avancée certaine, mais qui n’a finalement concerné que 220 000 retraités sur 1,3 million », estime André Tissot, membre et ex-responsable de la commission des anciens de la Confédération paysanne. Que la réforme des retraites soit l’occasion pour le gouvernement de rectifier le tir en élargissant la portée de ces textes laisse André Chassaigne, le député communiste du Puy-de-Dôme à l’initiative de ces lois, amer : « Avec la réforme, le gouvernement répare des dysfonctionnements dont il est lui-même responsable par ses décrets d’application. Et en profite pour faire de l’affichage. »
Mais cette promesse gouvernementale de revalorisation des pensions agricoles ne convainc pas. La Confédération paysanne dénonce une annonce « trompeuse et digne d’une escroquerie à grande échelle » : « Elle ne concerne que les carrières complètes à 43 ans de cotisation, contre 42 aujourd’hui, et laisse donc de côté les carrières incomplètes ! » Qui sont nombreuses dans un secteur où les agriculteurs changent plusieurs fois de statut, cumulent plusieurs activités, se reconvertissent. Et où nombre d’entre eux partent déjà avant d’avoir validé tous leurs trimestres.
Pour Christian Reigue, trésorier adjoint du Modef, les retraites agricoles méritent mieux, notamment pour préparer l’avenir. « Une retraite à 60 ans pour les agriculteurs avec des montants de pension décents, c’est indispensable pour la transmission. »
La loi Dive, une amélioration en trompe-l’œil
Le 1er février, le Parlement a définitivement adopté la proposition de loi portée par le député (Les Républicains) Julien Dive pour le relèvement des pensions pour les salariés agricoles (chefs d’exploitation, conjoints collaborateurs et aides familiaux). À partir de 2026, la retraite de base sera calculée sur les seules vingt-cinq meilleures années, et non plus sur l’intégralité de leur carrière.
La FNSEA a salué l’adoption de cette loi. Selon la présidente du syndicat agricole majoritaire Christiane Lambert, elle devrait permettre « un gain de 250 à 350 euros par mois pour les agriculteurs » par rapport à la situation actuelle.
La Confédération paysanne, elle, dénonce une escroquerie : « Un rapport de l’Igas [Inspection générale des affaires sociales] de 2012, portant sur cette disposition des vingt-cinq meilleures années, montrait que ce calcul bénéficie d’abord aux plus hauts revenus. »