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« La seule solution, c’est la carabine » : dans le Nord, l’ONF fait la chasse au cerf

Le plan de chasse des cervidés dans la plus grande forêt du Nord est critiqué. Les détracteurs accusent l’Office national des forêts de surestimer la population, donc de tuer trop de cerfs. L’ONF s’en défend.

Locquignol (Nord), reportage

Plus grande forêt du Nord–Pas-de-Calais et troisième plus grande des Hauts-de-France, la forêt de Mormal s’étend sur plus de 9 000 hectares — une surface avoisinant la taille de Paris intramuros. Au cœur du parc naturel régional de l’Avesnois, ce « poumon vert » possède une histoire multimillénaire. Aujourd’hui, malgré son calme mystique, la forêt est le théâtre de batailles entre ses hôtes les plus réputés : les cerfs.

Tous les ans, entre fin septembre et début octobre, le brame des mâles marque le début de la compétition pour les biches. « Lorsqu’un cerf brame fort, soit les autres essaient de bramer plus fort, soit ils prennent leurs distances. Dans 10 % des cas, cela s’achève par un combat », explique Jean-François Hogne, président du collectif environnementaliste Mormal Patrimoine, et amoureux de la forêt — sa maison en lisière de forêt le place aux premières loges du spectacle, qu’il contribue à faire connaître.

Mais depuis deux ans, ce n’est pas la grande forme pour Éole — doyen des cerfs de la forêt — et ses camarades. « Cette année, le brame a été 60 % plus faible », regrette Jean-François Hogne. Pour le Belge, l’explication est claire : les carabines ont zigouillé trop de cerfs, et le gestionnaire de la forêt de Mormal, l’Office national des forêts (ONF), en serait le responsable. « Depuis trois, quatre ans, l’ONF a décidé de réduire le nombre des animaux. »

La forêt de Mormal est la plus grande du Nord–Pas-de-Calais. © Louise Allain / Reporterre

Effectif surestimé ?

Le plan de chasse en forêt de Mormal est élaboré, comme partout ailleurs, par une commission départementale de la chasse et de la faune sauvage (CDCFS), présidée par le préfet, décisionnaire final. Si les critiques se sont multipliées contre l’ONF — chargée du comptage — c’est en raison d’une surestimation présumée de la population de cerfs à Mormal : l’organisme gestionnaire de la forêt prévoyait l’an dernier, en se basant sur une estimation de 450 cerfs, d’en tuer entre 150 et 180.

Or, selon Jean-François Hogne, le chiffre réel est bien inférieur, et les comptes ne sont pas bons. « L’ONF n’a pas d’analyse scientifique pour justifier ce qu’ils demandent », dénonce-t-il. Pour compter, l’ONF se base notamment sur les relevés de l’abroutissement, les signes de broutement de bourgeons ou encore de feuilles par les animaux pour se nourrir.

Au final, le nombre de cerfs abattus s’est tenu dans la fourchette basse, mais les défenseurs des cervidés ne décolèrent pas. « On devrait faire un moratoire tant qu’on n’a pas un comptage scientifique dans la forêt », estime Alexandre Cousin, conseiller régional écologiste, évoquant un « écocide ».

La forêt est constituée à 60 % de chênes pédonculés, mais de nombreuses essences prospèrent à Mormal. © Théo Heffinck / Reporterre

De nouvelles méthodes — le comptage par drone notamment — sont évoquées par les pourfendeurs du plan de chasse… avec peu d’espoir sur une éventuelle application. « Est-ce que l’ONF a envie de mettre des moyens dans le comptage pour constater qu’il avait finalement tort ? » s’interroge Jean-François Hogne.

L’autre accusation majeure relative au plan de chasse concerne le « sexe-ratio » : Jean-François Hogne et l’association Mormal Forêt Agir dénoncent une concentration de la chasse sur les biches et les faons. « Leurs estimations sont non scientifiques, mais ils voient des choses tangibles. Habituellement, il y a 10-15 biches pour une harde, cette année, pas plus de 3-4 », révèle Alexandre Cousin.

« Dans le plan de chasse de cette année, on ne tue pas plus de biches. Mais il est clair que si l’ONF veut réduire les populations, il faut viser les reproducteurs », dit Bernard Parent, président de la Société de chasse des officiers, abattant « entre 60 et 65 % » des cervidés sur Mormal.

Des chasseurs divisés

Certains chasseurs ont rejoint les environnementalistes dans la lutte : la fédération des chasseurs du Nord (FDC 59) a exprimé à de nombreuses reprises sa désapprobation devant cette supposée surestimation de la population de cerfs. « Enfin, on ne peut pas tuer des cerfs virtuels ! » s’indignait Joël Deswarte, président de la FDC 59, dans les colonnes de La Voix du Nord en mars dernier.

Un point de vue toutefois non unanime chez les chasseurs : « La population avait pas mal monté depuis pas mal d’années, estime de son côté Bernard Parent, dont la société de chasse travaille avec l’ONF. Si le souhait de l’ONF est de baisser la population, il faut le faire. Mais si en cours de saison, on se rend compte qu’il y a trop de prélèvements, on diminuera. »

Jean-François Hogne a cofondé Mormal Forêt Agir, une association en désaccord sur le comptage des cerfs réalisé par l’ONF. © Théo Heffinck / Reporterre

Au niveau politique, les écologistes ne sont pas les seuls à être montés au créneau : début octobre, la vice-présidente du conseil régional Véronique Teintenier (LR) a porté un regard critique sur la gestion de la forêt lors d’une séance plénière. « Inutile d’insister sur la qualité contestable de la gestion [de la forêt] par l’État, quand bien même cette dernière est déléguée à une entité réputée spécialiste dans son domaine comme “devrait”, je dis bien “devrait” être l’ONF. »

Des paroles plus que symboliques : depuis le 1er janvier 2023, les régions possèdent la compétence sur les sites Natura 2000. En l’occurrence, à Mormal, 10 % de la forêt — la partie nord — est concernée. « Désormais, la Région pourra porter une voix attendue et entendue sur la gestion de ce site unique en Hauts-de-France que nous n’avons pas l’intention de voir dépérir. »

L’ONF assume

Du côté de l’ONF, la démarche, tant sur la forme que sur le fond, est totalement assumée. « Je ne comprends pas les critiques sur les comptages, s’étonne Thierry Van Dorpe, chargé de mission chasse. On fait des comptages de nuit. On suit une batterie d’indicateurs permettant de voir l’évolution. Il y a les indicateurs de performance, à travers la prise de poids des animaux ; depuis quelques années, on a constaté une baisse du poids. C’est un signe qu’on est peut-être en surdensité. Le troisième indice, c’est la pression sur la flore. L’estimation est déterminée à travers des protocoles reconnus scientifiquement. »

« Actuellement sur Mormal, on n’a pas d’équilibre forêt-gibier »

Philippe Merlin, directeur de l’unité territoriale de l’ONF pour le secteur de l’Avesnois, rappelle quant à lui la logique de régulation. « Sur Mormal, on est incapables de planter ou de régénérer sans protéger, sans engrillager nos plantations. Les cervidés ont un impact sur la forêt. Actuellement sur Mormal, on n’a pas d’équilibre forêt-gibier, déplore-t-il. Sans régulation naturelle et sans prédateur naturel, la seule solution, c’est la carabine. Les espèces s’attaquent aux régénérations, et cela peut provoquer un grand déséquilibre dans l’écosystème. »

Un argument qui agace Jean-François Hogne, le président du collectif Mormal Patrimoine, pour qui le cerf ne peut être tenu comme seul responsable des dégâts forestiers.

Le cerf, nuisible pour les affaires ?

Durant la dernière décennie, l’ONF a été accusé à de nombreuses reprises de surexploitation de la forêt dans un contexte économique difficile pour elle-même, et de pratiquer des « coupes rases » — dont subsistent encore aujourd’hui des traces visibles.

« Ils ont surcoupé, et on leur a dit qu’il fallait que ça repousse. Et pour ça, il ne faudrait plus d’animaux », assène Jean-François Hogne. « Pour la population, l’ONF est un organisme écolo ; mais dans le Nord–Pas-de-Calais, c’est du business, soupire l’élu régional Alexandre Cousin. L’ONF ne veut plus du cerf à Mormal pour des raisons économiques. »

Les arbres, une fois coupés, sont vendus « sur pied », c’est-à-dire entiers, ou découpés. © Théo Heffinck / Reporterre

Du côté de l’ONF, Philippe Merlin rejette les accusations de surexploitation et de « business », tout en rappelant l’importance économique de la filière bois-forêt pour le territoire.

« Le premier objectif de l’ONF n’est pas de faire de l’argent. Le but du forestier, c’est de pérenniser la forêt, de préparer la forêt de demain dans un contexte de réchauffement climatique. La sylviculture sert à régénérer la forêt. Après, il se trouve qu’il y a une filière économique assez importante. Nous avons mis en place des contrats d’approvisionnement avec des transformateurs locaux. On fournit les scieries, et ça reste en France. »

L’enjeu du bois est toujours sensible dans la forêt de l’Avesnois : si la situation est plus détendue qu’il y a quelques années sur la question du bois grâce à la concertation, le collectif Mormal Forêt Agir — regroupant Jean-François Hogne et d’autres acteurs impliqués dans la défense de la forêt — demeure en-dehors de cette concertation. Mais il reste déterminé dans sa lutte, notamment sur le terrain juridique : l’an dernier, il a contraint l’ONF à divulguer les volumes de bois récoltés en forêt devant le Conseil d’État.


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