Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageEau et rivières

Le Lyon-Turin menace les sources de la Maurienne

Sources taries, nappes phréatiques en baisse soudaine… Les travaux de la ligne ferroviaire Lyon-Turin entraînent des perturbations du cycle de l’eau en Maurienne, ce qui inquiète les montagnards et les écologistes.

Vallée de la Maurienne (Savoie), reportage

Les orages sont fréquents en cette mi-juin en Haute-Maurienne. L’herbe y est d’un vert profond, complétée par les touches de couleurs des coquelicots et autres fleurs de cette fin de printemps. Le débit de l’Arc, la rivière qui creuse lentement le fond de vallée, est important. Et pourtant la possibilité d’un manque d’eau inquiète, en raison des travaux du tunnel ferroviaire Lyon-Turin.

Cette angoisse remonte à 2003. Il y a vingt ans, les premières galeries commençaient à être creusées dans la montagne, des descenderies qui doivent permettre de ventiler, d’assurer la maintenance ou de servir d’issues de secours. De petits travaux en comparaison avec les grands tubes qui permettront de faire passer les trains. Mais qui ont suffi à tarir d’un coup une source du village de Villarodin-Bourget.

Les premiers travaux ont très vite provoqué le tarissement de sources naturelles. © Martin Delacoux / Reporterre

« Pour ramener l’eau dans les fontaines du village, les promoteurs ont dû réaliser un captage et construire cinq kilomètres de tuyauterie », explique Gilles Margueron, le maire de la commune depuis 2008. Évidemment, l’eau de la source n’a pas disparu. En l’état actuel des travaux, elle ressort dans l’Arc, juste en dessous du village.

« Mais quand les travaux seront achevés et le tunnel creusé, l’eau ressortira à Saint-Jean-de-Maurienne, [à 30 kilomètres de là]. En gros, l’eau qui était chez nous ne sera plus chez nous. » La qualité de l’eau en prend aussi un coup, l’eau de source étant de meilleure qualité que l’eau de l’Arc.

« L’eau qui était chez nous ne sera plus chez nous »

Depuis 2003, le sujet de l’eau est parfois tombé dans l’oubli, avant de ressurgir au fur et à mesure que le dérèglement climatique resserre son emprise en montagne. Actuellement, la végétation est resplendissante, sans que ce soit le signe de nappes phréatiques pleines ni d’absence de difficultés cet été.

« L’été dernier, nous avons eu des restrictions d’eau avec interdiction d’arroser les jardins en journée, rappelle Brigitte [*], venue voir l’avancée des travaux sur les bords de l’Arc. Alors quand on voit que les travaux assèchent des sources… » Quant aux glaciers, ces réservoirs d’eau pour l’été ne cessent de se réduire avec l’augmentation des températures.

La vallée est verte en cette fin de printemps, mais, entre les travaux et le changement climatique, elle s’inquiète pour son futur. © Martin Delacoux / Reporterre

Ces inquiétudes ont bien été cernées par les organisateurs de la manifestation du 17 et 18 juin contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin. Sur leur site, les Soulèvements de la Terre, l’une des associations organisatrices, tape fort : « Le drainage de 100 millions de m³ [d’eau] souterraine chaque année [est] à prévoir, asséchant de façon irrémédiable la montagne. Si l’eau c’est la vie, alors c’est bien au droit à vivre des populations locales que ce projet s’attaque… »

Un mot d’ordre partagé par Philippe Delhomme, président de l’association locale Vivre et Agir en Maurienne. « En mettant en avant ce thème de l’eau, on peut toucher plus de monde », dit-ill, en ne décollant presque pas les yeux de son téléphone portable, qui vibre continuellement au gré des messages et appels qu’il reçoit pour l’organisation de la manifestation.

« C’est un thème que nous avons en commun avec les Soulèvements de la Terre, qui se sont fait connaître sur des thèmes liés à l’agriculture, notamment les mégabassines », continue-t-il.

Déboucher la baignoire

Pour bien faire comprendre comment un réseau de galeries fait craindre un assèchement de la montagne, une comparaison circule beaucoup dans la vallée : imaginez que vous remplissiez une baignoire bouchée de pierres et de gravats, puis que vous y mettiez de l’eau. Quand le niveau est bas, l’eau reste invisible. Ce n’est que quand elle a rempli tous les interstices et qu’elle déborde de la baignoire qu’on peut la voir.

C’est la même chose en montagne : les sources sont la manifestation de ce trop plein. Mais si vous enlevez le bouchon au fond de la baignoire, l’eau va être drainée. Adieu les sources. Plusieurs habitants craignent que les tunnels du Lyon-Turin produisent le même effet.

Un tiers d’eau en moins dans la nappe phréatique

D’autant que ce phénomène est bien connu des chercheurs et des industriels qui travaillent sur des tunnels. Si chaque montagne est différente, quasiment toutes regorgent d’eau, notamment dans des failles que le tunnel peut traverser et qui, si elles ne sont pas bouchées, peuvent agir comme ce bouchon qu’on enlève au fond de la baignoire.

Une véritable vidange qui se serait produite à Orelle, un village de la vallée, situé entre Saint-Michel-de-Maurienne et Modane. Selon le maire de Villarodin-Bourget, Gilles Margueron, le niveau d’une nappe phréatique dans laquelle le village puise son eau potable aurait diminué d’un tiers, sans autre explication. Si ce n’est que le creusement des tunnels progresse.

Les travaux apparaissent comme une tâche grise au milieu de la verdure alpine. © Martin Delacoux / Reporterre

Jean-Louis est installé un peu plus loin dans la vallée. Il possède des terres à Bramans et emmène ses 80 vaches laitières, productrices de lait à Beaufort, dans des alpages sur les pentes du Mont Cenis. Le tunnel doit passer juste en dessous.

« J’ai deux chalets alimentés par des sources qui sont au niveau du tracé, raconte l’agriculteur. On ne sait pas d’où proviennent ces sources exactement. On a donc très peur qu’elles se tarissent quand le tunnel arrivera à notre niveau. Et je ne pense pas qu’ils pourront résoudre le problème par un captage plus haut, comme à Villarodin-Bourget, car cela voudrait dire réaliser des dizaines de kilomètres de tuyaux. »

L’eau, « une ressource à protéger »

Si le promoteur du projet, Telt (Tunnel euralpin Lyon-Turin), assure sur son site que l’eau « est une ressource à protéger » et qu’une cartographie a été mise en place pendant la phase de conception pour limiter les dégâts, les opposants l’accusent de ne pas faire assez.

« Depuis 2003, les dégâts sur l’eau ont été systématiquement minimisés. En vue des mesures qui sont faites, on ne peut pas dire que ces travaux vont tarir toutes les sources. Ni dire qu’il n’y aura aucun problème. Selon moi, le principe de précaution doit donc s’appliquer », explique un scientifique local, qui préfère rester anonyme. Un signe des tensions qui traversent la vallée sur le sujet du Lyon-Turin.

« Quand une source se tarit d’un coup, ce n’est pas la même chose »

« Les défenseurs du Lyon Turin pointent parfois les changements climatiques comme cause de la baisse d’une nappe ou du débit d’un ruisseau. Si on avait des données globales qui montrent que ce niveau baisse dans toute la vallée, pourquoi pas, continue ce scientifique. Mais quand une source se tarit d’un coup, ce n’est pas la même chose. »

« Si, à la rigueur, il n’y avait pas de ligne ferroviaire déjà existante pour traverser les Alpes… Mais il y en a déjà une ! » rappelle Yann, un habitant brin défaitiste, rencontré en train de siroter une bière à un bar non loin du chantier. « Jusqu’à pas longtemps, je me sentais hyper protégé du dérèglement climatique en montagne. Mais là, quand je vois les difficultés qu’on a déjà et celles ajoutées par le Lyon-Turin… »

Alors que les alertes sur le front de l’environnement continuent en ce mois d’octobre, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les derniers mois de 2023 comporteront de nombreuses avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela. Allez-vous nous soutenir cette année ?

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre n’a pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1€. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

📨 S’abonner gratuitement aux lettres d’info

Abonnez-vous en moins d'une minute pour recevoir gratuitement par e-mail, au choix tous les jours ou toutes les semaines, une sélection des articles publiés par Reporterre.

S’abonner
Fermer Précedent Suivant

legende