« Le Parlement européen est miné par les lobbies de la pêche industrielle »

Un chalutier dans la mer du Nord. - Unsplash / Paul Einerhand
Un chalutier dans la mer du Nord. - Unsplash / Paul Einerhand
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Le Parlement européen doit prendre position sur les pêches autorisées dans les aires marines protégées. Claire Nouvian, de l’ONG Bloom, explique comment le poids des lobbies de la pêche industrielle, y compris chez les eurodéputés de gauche, laisse craindre le pire pour l’avenir de la vie marine.
Claire Nouvian est la présidente et fondatrice de l’association Bloom, qui milite en faveur de la protection des océans et contre les techniques de pêche destructrices.
Reporterre — Ce mardi 3 mai va se dérouler une bataille au Parlement européen à Strasbourg sur les techniques de pêche autorisées dans les aires marines protégées. De quoi s’agit-il ?
Claire Nouvian — Les eurodéputés vont voter sur un rapport d’initiative, « Vers une économie bleue durable au sein de l’Union ». Ce n’est pas encore une loi, mais une première étape puisqu’un rapport d’initiative demande à la Commission européenne de se saisir des questions qu’il soulève. Dans ce rapport, un amendement adopté par les commissions de la pêche et du développement prévoit d’interdire le chalutage de fond dans les aires marines protégées.
Actuellement, bien moins d’1 % des eaux européennes sont strictement protégées. Ce sont les no take zone [« zones où l’on ne prend rien »], où les activités humaines sont interdites. En France, elles représentent 0,005 % du territoire maritime le long de la Manche, de la Mer du Nord et de l’Atlantique, et 0,094 % de la Méditerranée.
Le reste des aires marines protégées ne le sont en réalité pas du tout. Tout y est possible — pêche intensive, activités industrielles extractives, etc. Une étude scientifique publiée en 2018 dans la revue Science montre même que 59 % des aires marines protégées sont soumises à un chalutage commercial, que l’intensité moyenne du chalutage dans ces aires est au moins 1,4 fois supérieure à celle des zones non protégées et que l’abondance des espèces sensibles — requins et raies notamment — a diminué de 69 % dans les zones fortement chalutées. Globalement, la situation est catastrophique. 43 % des stocks des poissons sont surexploités en Atlantique-Nord, et jusqu’à 83 % en Méditerranée. Il faut aussi se représenter la taille des chaluts, leurs énormes filets lestés de chaînes et leurs immenses panneaux métalliques. Ils sont traînés dans les sédiments, y délogeant le carbone qui y est naturellement stocké, et attrapent tout ce qu’ils croisent, sans aucune sélectivité. C’est comme si, en arboriculture, au lieu de cueillir les pêches ou les abricots sur les branches, vous abattiez les arbres avec des bulldozers !
L’Union internationale pour la conservation de la nature [UICN] et même la stratégie européenne de biodiversité pour 2030 indiquent ainsi qu’aucune activité de pêche destructrice et aucune activité extractive industrielle ne devraient être autorisées dans les aires marines protégées. On en est loin, car des États-membres, parmi lesquels la France, ont été de mauvaise foi et ont laissé les lobbies industriels rentrer dans la gestion de ces espaces et en faire des coquilles vides.
Cet amendement interdisant le chalutage dans les aires marines protégées a-t-il une chance d’être adopté ?
Le rapport de force au Parlement européen est d’une tristesse absolue. Sur 705 eurodéputés, 177 sont élus PPE — la droite conservatrice opposée à la moindre mesure environnementale, 64 CRE — droite eurosceptique, et 65 ID — extrême droite. Auxquels s’ajoutent 102 députés de centre-droit mais quand même très à droite, groupés dans Renew Europe, le groupe de La République en Marche [LREM] au niveau européen. Au-delà de la droite, on a aussi des problèmes à gauche avec les communistes portugais, très productivistes et extractivistes, et les socialistes espagnols emmenés par la terrible eurodéputée Clara Aguilera, qui fut longtemps élue d’une circonscription marine et a noué des accords avec les lobbies de la pêche industrielle.
Côté français, ce n’est pas mieux. L’eurodéputé LREM Pierre Karleskind, président de la commission de la Pêche du Parlement européen, a déposé un amendement proposant de n’interdire les techniques de pêche destructrices que dans les zones de protection stricte — où elles le sont déjà. Cet amendement, cosigné par Stéphane Séjourné, émissaire du président de la République à Bruxelles, est typiquement celui du lobby de la pêche industrielle chalutière bretonne —M. Karleskind a été président du syndicat du port de Keroman, à Lorient, premier port de pêche industriel français. En bref, ces eurodéputés sont ouvertement en faveur des pêcheurs industriels. C’est une trahison absolue par rapport à la nécessité citoyenne de faire quelque chose pour le climat et la biodiversité, ainsi qu’à l’égard de la pêche artisanale.
Bloom sera au Parlement, et a lancé une pétition adressée à Emmanuel Macron…
Notre stratégie au Parlement est de rencontrer des eurodéputés pour essayer d’infléchir leur vote. Les eurodéputés ont tellement de dossiers qu’il leur est techniquement impossible de connaître le fond de tous les sujets. Ils se réfèrent donc aux consignes de leurs lead MEP, leur chef de file spécialiste du dossier — typiquement, Pierre Karleskind pour Renew Europe ou Clara Aguilera pour le groupe socialiste espagnol. Nous avons donc essayé d’alerter un maximum de députés sur le fait que leur lead allait leur délivrer une très mauvaise consigne de vote et qu’il allait falloir l’enjamber. Certains sont sensibles à nos arguments, comme des eurodéputés PPE finlandais ou allemands qui savent d’expérience que les consignes de vote des eurodéputés PPE français ou espagnols en matière de pêche sont généralement catastrophiques.

Nous avons également adressé une pétition à Emmanuel Macron pour qu’il s’aligne avec les recommandations de l’UICN et de la stratégie européenne de biodiversité, d’interdire les activités extractives et les techniques de pêche destructrices dans les aires marines protégées. Le 11 février à Brest, à l’occasion du One Ocean Summit, le président s’est vanté d’avoir protégé 30 % du territoire maritime français et d’être en voie de doubler les zones strictement protégées, de 2 % à 4 % des eaux françaises. Mais il a placé ces nouvelles zones de protection stricte dans les eaux australes où il n’y a déjà pas de passage et pas de pêche ! Et son émissaire à Bruxelles refuse d’interdire le chalutage dans les aires marines protégées. En réalité, Emmanuel Macron ne veut pas d’aires marines protégées, il veut seulement être perçu comme quelqu’un qui veut faire des aires marines protégées.
Or, la France dispose du deuxième territoire maritime mondial, au touche-à-touche avec les États-Unis. Elle devrait être leader dans la protection des océans. Cette imposture d’Emmanuel Macron a des répercussions internationales très graves.