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ReportageAlternatives

Le chanvre, la nouvelle star des champs

Alimentaire, bien-être, écoconstruction... La culture du chanvre est remise au goût du jour sur le plateau de Millevaches, en Nouvelle-Aquitaine, par une poignée de paysans.

Peyrelevade (Corrèze), reportage

La parcelle est si dense que Geoffroy Broussouloux doit se démener pour pénétrer au milieu de tiges le dépassant parfois d’une bonne tête. L’épais couvert de feuilles vert foncées, encore gorgées des averses matinales, parachève l’impression de vigueur qui émane du champ. « Et encore, il n’a pas fini de grossir. Vu comme il se porte magnifiquement bien cette année, il pourrait monter jusqu’à quatre mètres », rigole le paysan-chanvrier, installé en polyculture-élevage sur les hauteurs de Peyrelevade, au nord de la Corrèze.

Même si le taux en THC du chanvre agricole — le principal composé psychoactif du cannabis — est marginal, ce qui en fait une culture légale, les 12 hectares de Geoffroy détonnent dans cette région bocagère plus habituée aux prairies bordées par des forêts de conifères. Sur les trois départements du Limousin, ils sont pourtant une quarantaine de producteurs à avoir misé sur cette plante pour se diversifier. Organisés au sein de l’association Lo Sanabao — la chanvrière en occitan —, et soutenus par l’antenne locale des Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), ils exploitent un peu plus de 40 hectares. Et revendent leur chanvre dans des filières aussi diverses que l’alimentaire, le bien-être ou l’écoconstruction.

« Grâce à son système racinaire pivotant, il va chercher l’eau jusqu’à plusieurs mètres de profondeur, ce qui en fait une culture très résistante à la sécheresse et permet de restructurer le sol et de l’oxygéner. » © Lilian Cazabet / Reporterre

« Quand j’ai rejoint mon frère sur l’exploitation familiale il y a six ans, je suis arrivé avec le chanvre, raconte l’agriculteur de 34 ans en arpentant le chemin de terre qui monte jusqu’au sommet de sa parcelle. On l’intègre dans notre rotation, une fois tous les sept ans, quand une prairie ne donne plus et avant une année de céréale. On s’aperçoit alors qu’on a des rendements bien supérieurs. » En langage agronomique, on dirait que le chanvre, culture de printemps récoltée fin août, constitue une très bonne « tête d’assolement » — soit la première culture d’une rotation.

« Grâce à son système racinaire pivotant, il va chercher l’eau jusqu’à plusieurs mètres de profondeur, ce qui en fait une culture très résistante à la sécheresse et permet de restructurer le sol, de l’oxygéner et de le laisser très meuble pour les autres cultures », décrypte Louis-Marie Allard, spécialiste du chanvre pour l’institut technique Terres Inovia. Si le sol est suffisamment chaud au moment de semer, le chanvre va couvrir très rapidement le sol et étouffer les autres végétaux, y compris les « mauvaises herbes ».

Couche supérieure en terre-chanvre. Couche inférieure en chaux-chanvre. Ces deux mélanges sont utilisés pour renforcer l’isolation thermique. © Lilian Cazabet / Reporterre

Autant de caractéristiques qui permettent de se passer d’irrigation et de pesticides. « C’est une plante qui n’a besoin de rien, si ce n’est d’un peu de fumier pour les apports en azote. C’est très simple d’en faire une culture bio », résume Geoffroy Broussouloux, dont les parents ont converti l’exploitation dès 2002. Dans ces conditions, « la culture du chanvre fait aussi office de réservoir de biodiversité », observe Louis-Marie Allard. En particulier pour les araignées et les carabidés — des coléoptères terrestres de grande taille — qui viennent trouver refuge, humidité et nourriture dans l’épaisse litière de feuilles au pied des tiges.

Une culture historique en France

Si on redécouvre aujourd’hui ses vertus, le chanvre a fait partie intégrante de la vie paysanne française pendant des siècles. À son apogée, au milieu du XIXe, le chanvre occupait 176 000 hectares. Jusque dans les années 1940, il était encore cultivé sur tout le territoire pour alimenter les filières textiles et papetières. Mais, même sur le plateau de Millevaches où il a survécu plus tardivement que dans les régions industrialisées des plaines, les vêtements en chanvre ont fini par être remplacés par des fibres pétrochimiques.

En Limousin, la culture doit son réveil à Didier Lorioux, un éleveur corrézien très actif au sein du réseau Civam. Dans la fraîcheur de sa maison de pierre, à quelques kilomètres du silencieux village de Chaumeuil, en basse Corrèze, il se souvient de ses premiers hectares, plantés juste derrière son corps de ferme. « Dans les années 1990, j’ai rencontré La Chanvrière de l’Aube qui était la seule du pays à produire à l’échelle industrielle pour l’industrie papetière, se souvient ce retraité dont le ton calme tranche avec l’hyperactivité. À l’époque, je savais juste que c’était bon pour le sol et que ça pouvait s’implanter partout. Avec une poignée de camarades, on s’est motivés à, nous aussi, faire du chanvre, mais paysan, en bio et en circuit court. »

En Limousin, la culture doit son réveil à Didier Lorioux, un éleveur corrézien très actif au sein du réseau Civam. © Lilian Cazabet / Reporterre

Après plusieurs années de tests et autant de rebondissements dans la vie du groupe militant, Didier Lorioux et ses compères créèrent en 2005 l’association Sanabao qui pris la suite du groupe Civam. C’est là que la jeune filière se heurte à un mur. « Nous manquions d’outils de transformation et les marchés n’étaient pas là. On passait plus de temps à parler des bienfaits du chanvre qu’à en produire », raconte-t-il avant d’aller dans sa grange. Il en revient avec de la chènevotte — de la paille de chanvre — vieille de vingt ans et de vieilles étiquettes de son unique production d’huile, derniers vestiges de cette aventure.

Un matériau biosourcé

Aujourd’hui, la donne a changé : les chanvriers du Limousin peuvent compter sur des débouchés très divers. La production de CBD, très en vogue aujourd’hui, par exemple — il s’agit d’une variété non psychotrope mais relaxante. La graine de chanvre sert aussi à l’alimentation humaine, en huile ou farine, et animale, pour l’oisellerie et la pêche ; ou encore à faire des produits « bien-être » comme des baumes ou des tisanes.

Geoffroy Broussouloux, aujourd’hui président de Lo Sanabao, s’intéresse à la partie tige. Grâce un cribleur autoconstruit spécialement pour le chanvre, il récupère les fibres pour en faire de la laine et la partie ligneuse, la chènevotte, qui servira à produire du béton. « Pour l’instant, nous ne pouvons vendre qu’à des particuliers qui souhaitent autoconstruire à la main, car notre chènevotte s’adapte mal aux machines à projeter, détaille-il. Nous travaillons à la mise au point d’un nouveau module de triage afin d’obtenir une chènevotte plus fine qui pourra être utilisée par des professionnels. »

Geoffrey Broussouloux tient entre ses mains du paillis de chanvre cultivé sur son exploitation. © Lilian Cazabet / Reporterre

Marc Lanceau, maçon pour l’Arban, une coopérative locale ayant une activité de rénovation du bâti, l’attend avec impatience. « On est sur un pic de croissance avec de plus en plus de demandes pour des chantiers de rénovation et de l’amélioration thermique. Et comme on cherche à développer notre activité terre-chanvre, on veut se fournir avec des produits les plus locaux possibles », témoigne-t-il, au détour d’un chantier au sud de la Creuse.

Si des inconnues subsistent comme le comportement des constructions en chanvre sur le long terme, ce matériau cumule plusieurs atouts. « C’est un bon isolant qui a une capacité à bien réguler l’humidité. Il est très adapté pour la rénovation de bâti ancien, ce qui ne manque pas dans la région », résume l’artisan.

Surtout, à l’instar d’autres matériaux biosourcés comme la paille ou la ouate de cellulose, le chanvre a un impact carbone quasi nul contrairement au ciment. Et si la production de la chaux — largement utilisée pour faire du béton de chanvre — est émettrice de CO2, elle peut être remplacée par de la terre argileuse, bien plus écologique.

L’isolation du sol de la bâtisse se fait avec du chènevotte. Les ouvriers viennent régulièrement la retourner afin de favoriser son séchage. © Lilian Cazabet / Reporterre

Industrie ou chanvre paysan ?

Autant d’arguments qui séduisent bien au-delà des paysans limousins. En 2021, la Région Nouvelle Aquitaine a lancé officiellement une filière dont le but est de dynamiser les pôles locaux de la région tels que Lo Sanabao. Surtout, l’industrie chanvrière, longtemps confinée à La Chanvrière de l’Aube et à son débouché papier, est en plein essor. « La France est le premier pays producteur de chanvre au monde avec 22 000 hectares cultivés et les besoins des clients des chanvrières nécessitent un doublement des surfaces d’ici à cinq ans », vante Nathalie Fichaux, directrice d’Interchanvre, l’association de l’interprofession.

Aux débouchés traditionnels comme le bâtiment ou la papeterie s’en ajoutent de nouveaux, plus surprenants. Le chanvre est transformé en « bioplastique » ou bien utilisé par le secteur de l’automobile, notamment pour les panneaux de porte ou les tableaux de bord.

À cette période de l’année, les plants de chanvre peuvent atteindre 3 mètres de haut. © Lilian Cazabet / Reporterre

Dans les hauteurs du plateau de Millevaches, ce succès suscite à la fois de l’espoir et des réserves. « Je n’ai rien contre le développement d’une filière industrielle à partir du moment où elle ne vient pas empiéter sur des productions alimentaires. On peut imaginer une monoculture de chanvre, où on serait obligé de remettre toujours plus d’engrais. Il ne faut pas tomber dans ces travers », avertit Didier Lorioux. Même nuance du côté de Marc Lanceau : « Le développement du chanvre va dans mon sens, mais je crains qu’on arrive à la situation où on cesse de regarder le mode de production, où on met un label vert sur le chanvre, même s’il vient des pires fermes de France. »

Si des signaux interpellent comme la faible part du chanvre bio en France – 15 % alors que la plante l’est quasiment par nature — Nathalie Fichaux se veut rassurante. « Où qu’il soit produit, le chanvre n’est viable qu’au sein d’une rotation de culture. Il ne remplace rien et il n’y a pas de raisons pour que ça change. »

Quoi qu’il en soit, pour Geoffroy Broussouloux, loin d’être dépassée, l’agriculture paysanne a un coup à jouer sur cette culture. « Si chacun de nous plante quelques hectares et monte de petites unités locales de transformation, on gardera le côté écolo du chanvre ! » 

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