Le droit de l’environnement est détricoté au nom de la « simplification »

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PolitiqueENQUÊTE (1/3) - Une mesurette par-ci, deux mots changés par-là : c’est par petites touches que les normes qui protègent l’environnement sont amendées et affaiblies. Pour le gouvernement, il s’agit d’une « simplification » nécessaire. Les associations dénoncent, elles, une « régression ».
Cet article est le premier d’une série de trois que Reporterre consacre aux normes et à leur application.
Souvenez-vous de votre dernière ballade en bord de mer. Avec un peu de chance, l’étroit chemin sablonneux permettant de longer la côte dentelée était préservé de constructions intempestives vous bouchant le paysage, et la plage — bien que sans doute tachetée de plastiques semés par les flots —, indemne de déchargements de divers déchets.
Cette relative préservation de nos côtes et d’un certain nombre de paysages, nous la devons à une série de textes fondateurs du droit de l’environnement en France. Loi sur les déchets en 1975, sur les études d’impact en 1975, sur les installations classées (établissements dont les activités peuvent polluer) en 1976, loi Littoral en 1986, lois sur l’eau en 1964, 1992 et 2006, loi sur l’air en 1992, loi Paysage en 1992, etc.
« La France a été très en avance dans les années 1970, avec des textes fondateurs, puis il y a eu un mouvement important dans les années 1990. Mais depuis, mis à part la Charte de l’environnement en 2005, on déconstruit plutôt le droit de l’environnement », dit à Reporterre Corinne Lepage, ex-ministre de l’Environnement et avocate reconnue dans le domaine.
Le principe de « non-régression » du droit de l’environnement, intégré dans la loi Biodiversité de 2016, marque une volonté de préserver cette construction normative. Mais, dans les textes, les défenseurs de l’environnement observent une autre tendance. « Une série de petites mesures vient détricoter tout cela, observe Sophie Bardet-Auville, responsable du réseau juridique chez France nature environnement (principal réseau d’associations environnementales en France). C’est comme si cette législation n’existait que pour embêter les acteurs économiques, alors qu’elle n’est pas là pour les beaux yeux des associations environnementales, elle a des finalités ! »
« Pressing, station essence, hypermarché, notre quotidien est environné d’installations classées »
Un domaine où cette « régression » est facilement observable est celui des ICPE — comprenez les Installations classées pour la protection de l’environnement. Il s’agit de « toute exploitation industrielle ou agricole susceptible de créer des risques ou de provoquer des pollutions ou nuisances, notamment pour la sécurité et la santé des riverains est une installation classée », selon l’administration.
« Pressing, station essence, hypermarché, notre quotidien est environné d’installations classées, indique Gabriel Ullmann, juriste auteur d’une thèse sur le sujet. Cela va jusqu’au site industriel à risque classé Seveso. » Les ICPE étaient au départ soumises à deux « régimes » : déclaration ou autorisation. Les petites installations peuvent se contenter de simplement se « déclarer » à l’administration par un formulaire. Les plus importantes et les plus à risque doivent, elles, passer par une autorisation. Pour obtenir cette dernière, une étude des impacts est nécessaire, ainsi qu’une consultation des populations locales concernées à travers une « enquête publique ». C’est sur le fondement de ces différents éléments que le préfet délivre — ou pas — l’autorisation.
Mais, depuis 2010, beaucoup d’usines ou d’élevages n’ont désormais plus besoin de passer par la lourde procédure de l’autorisation, cela grâce à un tour de passe-passe : la création du régime de l’enregistrement. Il reste plus contraignant que la déclaration, mais est simplifié par rapport à l’autorisation. Il ne prévoit pas d’étude des impacts sur l’environnement ou d’enquête publique. Le dossier est examiné par un fonctionnaire, qui peut éventuellement décider — en fonction du projet — de le « basculer » en procédure d’autorisation si cela lui paraît opportun. « Mais dans les faits, moins de 1 % des dossiers soumis à enregistrement sont basculés vers l’autorisation », estime Sophie Bardet-Auville. Le ministère de la Transition écologique a effectivement indiqué à Reporterre que seuls quatre dossiers ont été « basculés » du simple enregistrement vers la plus contraignante autorisation en 2017. « Quand l’enregistrement a été créé, on nous disait de ne pas s’inquiéter, que cela ne concernerait que les 10 % des installations les plus simples, les plus connues, les plus communes, que les autres resteraient soumises à autorisation, se rappelle Gabriel Ullmann. Mais la proportion des enregistrements n’a fait qu’augmenter. »
En effet, les données du ministère nous indiquent que sur environ 500.000 installations classées, 46.000 étaient soumises à autorisation en 2009, avant la réforme de l’enregistrement. En 2014, on était passé à 32.200 autorisations et 11.900 enregistrements. Depuis, la page du site internet des installations classées n’a pas été actualisée. Nous avons demandé les nouvelles données au ministère, qui nous a indiqué qu’en 2017, un peu plus de 29.000 structures étaient soumises à autorisation et 14.400 à enregistrement. En huit ans, donc, 17.000 installations seraient sorties du régime de l’autorisation, et donc n’ont plus besoin de passer par une enquête publique et une étude d’impact.
2009 | 2014 | 2017 | |
---|---|---|---|
Enregistrement (sans enquête publique ni étude d’impact) | 0 | 11.900 | 14.417 |
Autorisation | 46.000 | 32.200 | 29.100 |
Quels types de structures sont concernées ? Pour le savoir, il faut consulter ce que l’on appelle la « nomenclature » des installations classées — le tableau qui les classe et détermine la façon dont on les contrôle. De multiples petites modifications ont peu à peu diminué certains seuils. Par exemple, en janvier 2010, tout élevage de plus de 100 vaches laitières devait demander une autorisation. Le seuil se place désormais au-delà de 400 vaches. Les élevages de 151 à 400 vaches laitières sont, eux, soumis à enregistrement. Pour les porcs, les élevages de plus de 450 animaux étaient en 2010 soumis à autorisation, désormais un enregistrement suffit.

« On nous demande davantage de pièces justificatives, et on facilite les attaques pour recours abusif »
Cette dernière affaire n’est pas mince, puisqu’elle avait fait l’objet d’une âpre bataille interministérielle au printemps 2013, a raconté à Reporterre Delphine Batho, alors ministre de l’Ecologie. Elle avait refusé de signer, malgré les pressions du ministère de l’Agriculture et de Matignon. Trois semaines seulement après son limogeage début juillet, « la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricole, majoritaire] obtenait un courrier officialisant le relèvement du seuil » pour les élevages porcins, indique-t-elle.
« Mais c’est la seule amélioration que l’on ait eue ! » dit Éric Thirouin, secrétaire général adjoint de la FNSEA. Le principal syndicat agricole demande sans cesse un allègement des normes. « Prenez l’exemple du riz de Camargue : six molécules sont autorisées en France contre 16 en Italie et 21 en Espagne. Il faut les mêmes règles, sinon on subit une distorsion de concurrence et l’exploitation la plus vertueuse du point de vue des associations environnementales est la première à disparaître », justifie Éric Thirouin.
Autre exemple récent dans le domaine industriel : un décret de juin 2018 a modifié plusieurs rubriques pour les installations traitant des déchets. Pour le gouvernement, il s’agit d’une « simplification et clarification de la nomenclature ». Ainsi, les lieux de stockage et tri des déchets électroniques ne seront plus soumis à autorisation (c’était le cas pour les sites les plus importants), mais simplement à enregistrement. Pourtant, « on trouve parmi les composants de ces déchets des métaux lourds, toxiques, tels que le mercure, le plomb, le cadmium ou encore le chrome hexavalent. Des risques de pollution grave des milieux (eaux, sols, air) ne sont pas à exclure au sein et à proximité de telles installations. Les travailleurs manipulant les déchets accueillis dans ces installations sont particulièrement exposés à ces risques », conteste FNE dans un recours déposé devant le Conseil d’État. « De plus en plus, les riverains vont voir des installations importantes arriver à côté de chez eux sans qu’il y ait eu de consultation du public », redoute Sophie Bardet-Auville.

Des lois récentes ont également été perçues comme autant de « régressions » par certains défenseurs de l’environnement. La loi Élan, adoptée en novembre 2018, « portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique », réduit le délai de recours après achèvement d’une construction. Les associations n’auront plus que six mois au lieu d’un an auparavant pour, par exemple, contester une construction illégale ou qu’elles considèrent comme dangereuse pour l’environnement. Mais les associations tentent en général d’agir avant la construction. Pour pouvoir contester, il faut désormais qu’elles soient constituées avant même que le permis de construire ne soit déposé. Or, certaines associations se constituent justement quand les riverains apprennent qu’un projet — de grosse ferme, de barrage, d’autoroute, etc. — arrive à côté de chez eux. « Et puis, on nous demande davantage de pièces justificatives, et on facilite les attaques pour recours abusif, poursuit la responsable juridique de FNE. Tout cela vise à nous dissuader de déposer des recours, et à ce que cela nous prenne plus de temps et d’argent. »
« Les contentieux en matière d’urbanisme sont multiples et les délais de leur traitement freinent la dynamique de construction ; il convient de prendre des dispositions permettant de rendre une justice tout aussi équilibrée mais dans des délais plus en phase avec l’urgence de notre situation en matière de logement », expliquait de son côté le gouvernement dans l’exposé des motifs de la loi, évoquant la nécessité de « simplifier les normes et de faciliter l’acte de construire en accélérant les procédures administratives et en encadrant les recours abusifs ».
« On est dans une période où les protections de l’environnement prennent une valeur négative »
La loi Essoc d’août 2018, « pour un État au service d’une société de confiance », prévoit de son côté de « simplifier la procédure de participation du public applicable à certains projets soumis aux législations sur l’eau et sur les installations classées », tout en « préservant un niveau élevé de qualité de la concertation ». Dans les faits, l’enquête publique — qui consiste à envoyer sur place un commissaire-enquêteur récoltant les doléances des riverains et diverses parties prenantes — peut-être remplacée dans certains cas par une consultation de la population par internet. Une expérimentation de trois ans est en cours dans les régions Bretagne et Hauts-de-France, et vise plus particulièrement les « installations agricoles ». Même si les enquêtes publiques ne sont pas vues comme la panacée par certains défenseurs de l’environnement, « il n’y aura plus beaucoup d’élevages soumis à enquête publique, regrette Sophie Bardet-Auville. Et puis, cela ne présente pas les mêmes garanties de participation du public ».
Encore dans les cartons du gouvernement, on trouve également le projet de loi « portant suppression de surtransposition de normes européennes en droit français ». Là encore, il promet une « simplification (…) en vue d’alléger les contraintes pesant sur la compétitivité des entreprises, la vie quotidienne des citoyens et l’efficacité des services publics ». Pour l’instant en attente d’examen à l’Assemblée nationale, la première mouture prévoit notamment des dérogations à l’interdiction de la chasse aux oiseaux pendant les périodes de migration, ou d’abandonner l’objectif d’atteindre un bon état écologique des masses d’eau lorsque « les conditions naturelles sont telles que les objectifs ne peuvent être réalisés » dans le délai prévu. « Le gouvernement indique clairement abandonner toute ambition en matière d’environnement pour s’aligner sur les plus faibles standards européens », dénonçait dans un communiqué d’octobre dernier l’association Notre affaire à tous.
Enfin, signalons le décret du 31 décembre 2017, qui permet aux préfets d’un certain nombre de départements de déroger, pour une expérimentation de deux ans, à certaines normes, notamment dans les domaines de l’environnement ou de l’urbanisme. Si aucun bilan de l’application de ce texte n’est encore disponible, il montre en tout cas l’état d’esprit du gouvernement : « On est dans une période où les protections de l’environnement prennent une valeur négative de charges, observe Patrick Saint-Léger, secrétaire national du Syndicat national de l’environnement, qui représente les fonctionnaires du ministère de la Transition écologique. Or, en affaiblissant les normes, vous touchez à l’avenir. »
Les services du ministère, eux, n’ont pas trouvé le temps de répondre à Reporterre à ce propos malgré une demande formulée il y a un mois, début février. Nous souhaitions connaître la vision du gouvernement et ce qui est prévu en matière de « simplification » des normes environnementales. Est-ce à l’agenda du gouvernement ? Sous quelle forme ? Nous avons dû nous contenter des précisions que nous avions demandées concernant les chiffres des installations classées.
Cependant, attention à ne pas se perdre dans le pointillisme et la bataille mot à mot sur chaque texte réglementaire, estime l’avocat en droit de l’environnement Arnaud Gossement : « Des tas de textes inutiles servent juste à passer des messages aux acteurs économiques. Par exemple, en 2013, un texte luttait déjà contre les recours “abusifs”, mais le juge ne l’a utilisé qu’une seule fois. Pareil, la loi Duflot — ou loi Alur — avait prévu une procédure accélérée pour certaines opérations d’urbanisme. Elle n’a jamais été appliquée. » Même sentiment chez son confrère Sébastien Mabile : « Ce que je reproche à certaines associations de défense de l’environnement est d’avoir toujours considéré que le seul marqueur de protection est le niveau de la norme. Mais il y a tout ce qui précède la norme — la démocratie, la transparence, l’influence des lobbys — et les moyens que l’on met ensuite pour l’appliquer. »
En substance, pour les deux avocats, si les textes existants étaient bien appliqués, ce serait déjà un grand progrès. Ce sera donc l’objet du deuxième volet de notre enquête.
- Actualisation du 15 mars 2019 :
Au lendemain de la publication du troisième volet de notre enquête, après un mois de sollicitations, le ministère de la Transition écologique et solidaire a enfin répondu, longuement, à nos questions. Nous avons donc pris nous aussi notre temps pour lire leur réponse. Ainsi, le ministère estime que les réformes du régime des installations classées (usines, grosses fermes, centres de gestion des déchets, etc), et en particulier la création de la procédure « d’enregistrement » a permis que l’administration réponde désormais en « 6 mois au lieu d’un an, sans diminuer le niveau d’exigence ». Il souligne également que le nombre d’inspecteurs chargés de surveiller ces sites potentiellement dangereux n’a pas diminué (environ 1.600 temps pleins).
Nous lui demandions aussi pourquoi l’État n’arrivait toujours pas à respecter les textes réglementaires concernant la qualité de l’eau et de l’air. Celles-ci ont « fortement progressé », se félicite le ministère, qui reconnaît cependant, pour l’eau, que des progrès restent à faire sur « les molécules à usage phytosanitaire » – comprenez les pesticides — et les nitrates. Nous évoquions également le montant – assez bas – de certaines amendes sur les questions environnementales. Il nous a été répondu que leur relèvement n’était pas à l’ordre du jour, les astreintes pouvant atteindre 1.500 euros par jour ayant un « effet dissuasif » suffisant.