Le halal se met au bio

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Les consommateurs musulmans se préoccupent de plus en plus de leur alimentation. La production de viande à la fois halal et respectueuse du vivant se développe. Visite chez des pionniers des Lilas.
« On veut que ce soit bio, halal et excellent. Je veux que mon client se régale. Je veux qu’il mange top ! » Ainsi parle Karim Loumi, l’un des deux « jumeaux » de la boucherie éponyme, située aux Lilas (Seine-Saint-Denis) (leur site). Lui et son frère sont fiers de se présenter comme les premiers bouchers halal et bio de France.
La passion de la boucherie à la française
« J’étais attiré par la viande, les carcasses », raconte Karim. « Quand je passais devant une boucherie française, je me disais, pourquoi nous on n’a rien ? On n’a rien ! » En cause, la mauvaise qualité de la viande certifiée halal, le manque de contrôle sur l’origine et le travail des bouchers. « Les boucheries halal étaient souvent dégueulasses ». Passionnés par la culture de la boucherie à la française, où « on détaille énormément les pièces de viande », les deux frères se forment à l’École professionnelle de la boucherie (EPB).
Ils y rencontrent des enfants d’éleveurs qui leur montrent l’importance de l’élevage en agriculture biologique. « Pour moi, bio ou pas bio, cela ne voulait rien dire. Puis on m’a expliqué que dans l’élevage industriel, les bêtes mangent de la mauvaise nourriture, pour que l’élevage coûte moins cher. Dans le bio, ce n’est pas possible, il faut que l’animal mange bio et soit respecté. »
Après leur diplôme, les deux frères ouvrent rapidement leur boutique, en 2010 : « On voulait commencer à faire de la qualité. On prenait la meilleure qualité qui nous était proposée en halal. » Le marché halal bio est alors inexistant.
Malheureusement, les prix qu’ils affichent alors sont bien plus élevés que ceux des autres boucheries. Karim et Slim gardent un mauvais souvenir de ces débuts où leur démarche n’était pas comprise.

Vendre de la viande de qualité, malgré la difficulté à trouver un public
Néanmoins, les jumeaux trouvent petit à petit leur clientèle. Dans les premiers temps, 95 % de leur clientèle n’était pas musulmane. Depuis, « des gens ont découvert notre boutique et apprécient notre viande. Aujourd’hui nous avons autour de 40 % de non-musulmans. Nos clients sont de toutes les religions et toutes les nationalités. » Autre particularité, la clientèle du quartier représente une minorité : les gens viennent de tout Paris, de Seine-et-Marne, des Hauts-de-Seine, d’Essonne, et même de Lille, Bordeaux ou Lyon.
Les jumeaux cherchent constamment à améliorer et diversifier leur étal. D’abord avec de la viande d’origine française, puis des produits fermiers, des races d’exception. Quand ils se sont lancés dans le bio, il y a deux ans, c’est avec l’entreprise Bionoor et sa marque Tendre France.
« Bionoor a été le premier, ce qu’il fait est excellent. » Mais les deux frères veulent proposer une viande toujours meilleure, sans être liés à un fournisseur : « J’ai envie d’aller voir moi-même mon éleveur, d’être en relation directe avec lui. »
Aujourd’hui, Karim et Slim commandent donc directement des bêtes à des éleveurs respectant presque tous le cahier des charges Ecocert de l’agriculture biologique. « Par exemple, j’ai une limousine qui vient mardi. Les éleveurs m’ont appelé pour me dire qu’ils avaient une bête d’exception et me la proposer », raconte Karim. Les bêtes choisies sont ensuite emmenées dans un abattoir halal, et les bouchers récupèrent la carcasse à la sortie.
« La grand-mère a dit à tout le monde : "Maintenant vous mangez bio !’’ »
Ici, « halal » a un sens plus fort qu’ailleurs : « Pour moi, la viande halal doit être bio, ou au moins fermière ». Afin de respecter l’animal, et pour des questions de santé. « Il y a beaucoup de gens qui attrapent des cancers à cause de la malbouffe. Il faudrait qu’on mange mieux. Le problème est que ce ne sont pas des choses qu’on ressent à court terme. Moi je le vois bien, si je vais manger au fast food, je vais me sentir mal pendant trois ou quatre jours. Même acheter du halal dans une boucherie de mauvaise qualité, ça ne m’intéresse pas. »
« J’ai des clients qui louent un camion pour venir depuis Bordeaux. Ils sont douze familles. Une de leurs tantes a eu un cancer à cause de la malbouffe, alors la grand-mère a dit à tout le monde : ’Maintenant vous mangez bio !’, et chez nous il est très important de respecter ce que demandent les parents. »
Des bouchers qui prônent une limitation de la consommation de viande
Plus étonnant encore, ces bouchers ne poussent pas à la consommation : « On le dit aux gens, il ne faut pas manger trop de viande. Deux fois par semaine c’est le maximum. Donc autant manger un truc de ouf ! Personnellement j’adore le bœuf, mais je sais que ce n’est pas bon pour la santé d’en manger tout le temps parce que c’est gras. Alors, manger une bonne entrecôte une fois par mois, c’est top ! »

« Nous sommes des bouchers qui travaillons de manière traditionnelle, on vend du bio halal, et le but c’est aussi de dire aux gens que l’heure est grave. »
D’autres initiatives habitées par le même esprit se développent en Europe. En Belgique, l’association Green Halal cherche à « promouvoir une alimentation halal, saine, 100 % naturelle ou biologique, et éthique telle que préconisée par le Coran et la Sunna, en soutenant : l’agriculture paysanne, l’abattage personnalisé et éthique pour le bien-être animal, les petits producteurs locaux ».
Ils développent un discours critique envers le halal d’aujourd’hui : « Ce qui devrait être un élément, une valeur de contraste par rapport au monde moderne de consommation effrénée qui nous entoure est devenu une industrie plus que florissante au point de vue économique et désastreuse au niveau environnemental ».
En se fondant sur des arguments religieux, les frères Loumi, l’association Green Halal et beaucoup d’autres musulmans européens participent donc au renouvellement des modèles alimentaires pour aller vers plus d’éthique et de santé.
UN MARCHÉ ENCORE RÉDUIT MAIS EN DÉVELOPPEMENT

- Tendre France -
Globalement, la filière du bio halal reste minuscule. Les fournisseurs de viande bio que nous avons contactés n’ont pas connaissance de l’existence de ce marché, ou bien le considèrent comme minime.
« Le bio est déjà un micro-commerce, alors si on prend une micro-filière dans une micro-filière, ça ne représente vraiment plus grand chose », nous indique-t-on par exemple au Comptoir des viandes bio.
Mais, selon l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, « même s’il s’agit d’un marché de niche ultra réduit, les consommateurs de halal se distribuent dans toutes les classes sociales. Il y a donc des musulmans très bien intégrés qui partagent les goûts culinaires des autres Français, qui reflètent les goûts français. »
Manon Istasse, anthropologue elle aussi, nous explique que cette mobilisation au sujet de la consommation de viande est une spécificité de l’Islam européen : « C’est le contexte de sociétés de surabondance et d’insécurité alimentaire qui fait prendre conscience aux musulmans nés ici de la situation faite aux animaux ».
« Au Maghreb, on ne mangeait pas de viande tous les jours. C’est en arrivant en France que les gens se sont mis à en manger beaucoup. Aujourd’hui, les enfants de la génération de migrants nés au Maghreb prennent de la distance par rapport au modèle alimentaire de leurs parents », explique-t-elle.
Karim Loumi confirme cette vision des choses : « L’ancienne génération maghrébine n’est pas convaincue. Les gens ont mangé de la viande toute leur vie, on ne peut pas leur enlever ça de la tête. Nous travaillons plutôt avec la nouvelle génération, les 30-35 ans. Eux sont intéressés par le bio halal. »