Le mouvement antinucléaire est trop vieux, il doit se réinventer

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Luttes NucléaireLe mouvement antinucléaire français tourne en rond, vieillit, et finit par co-gérer le système, explique l’auteur de cette tribune. Qui appelle à réinventer les formes de cet engagement alors même que l’industrie nucléaire vacille.
Gaspard d’Allens est coauteur de Bure, la bataille du nucléaire, au Seuil, co-édition Reporterre.

Le forum mondial antinucléaire qui se déroulait à Paris début novembre a donné lieu à un triste spectacle. Si on peut évidemment saluer la présence d’internationaux et le courage de ceux qui continuent de lutter année après année, un constat amer s’impose. Nous sommes en train de devenir un club du troisième âge. Un spectre moribond qui se complait dans la contre-expertise et le discours technicien. Une amicale de vieux combattants.
Parmi les quelques centaines de participants, la moyenne d’âge tournait autour de la soixantaine — c’est certes moins que la demi-vie du césium 135 et de l’iode 129 mais cela doit quand même nous interroger. Comment se fait-il que le mouvement antinucléaire ne brasse pas plus large, qu’il ne soit pas plus inclusif, plus ouvert ?
Il manque indéniablement une âme, de la vitalité, de la joie. Quelque chose qui donnerait l’envie de faire mouvement, de se retrouver, de se battre ensemble. Je ne dis pas ça par méchanceté mais par amour, par volonté de sursaut. Nous sommes dans une situation paradoxale. La cause antinucléaire se fatigue alors même que l’industrie atomique n’a jamais été aussi branlante, aussi fragile économiquement et moralement.
Au début des années 2000, dix mille personnes défilaient contre l’EPR de Flamanville. Nous n’étions plus que quatre mille l’année dernière, un millier en septembre 2017 à Saint-Lô (Manche). Les grandes messes militantes se répètent et s’essoufflent. Les gestes se « routinisent ». C’est comme une litanie : chaînes humaines, combinaisons blanches, faux fûts radioactifs jaunes, die in dans la rue… On sombre peu à peu dans le folklore et la kermesse alors que la machine atomique, elle, continue d’avancer malgré ses déboires techniques et financiers. La cuve de l’EPR se construit. Areva est recapitalisé. Nicolas Hulot vient d’annoncer que les objectifs de la loi de transition énergétique votée en 2015 ne seront pas respectés. Le mouvement antinucléaire est-il condamné à être spectateur de ce désastre, à scander des « On lâche rien » pour finalement constater qu’il a tout perdu ?
Un dosimètre ne suffit pas à faire mouvement
À vouloir trop jouer le professeur, le mouvement a pris son visage, celui d’un mâle blanc sexagénaire, bourgeois de surcroît. On a beau dire « vouloir ratisser large », « faire de la pédagogie », il faut parfois aussi se regarder dans le miroir.
En routinisant ses modes d’action et en jouant les experts, le mouvement s’est coupé d’autres publics, les jeunes, les milieux populaires ou ruraux alors même qu’ils sont les premières victimes du système énergétique français, les premiers à subir les nuisances présentes ou celles à venir.
Un dosimètre ne suffit pas à faire mouvement, à donner une vision qui nous meut et nous habite. Se cantonner à la contre-expertise, c’est tomber dans le piège de la mesure. C’est perdre une dimension plus politique, plus globale de la lutte antinucléaire. C’est aussi prendre le risque de devenir cogestionnaire, de servir de vigie citoyenne qui travaillerait bénévolement pour les nucléaristes et l’administration.

Dans le Limousin, par exemple, ce sont les riverains et les associations qui endossent ce rôle gratuitement près des anciennes mines d’uranium polluées. L’État et la filière nucléaire ne veulent pas décontaminer ou réhabiliter ces zones radioactives. Les citoyens, dosimètres en main, doivent prendre en charge par eux-mêmes les nuisances provoquées par l’industrie nucléaire. Ils autogèrent la catastrophe.
À vouloir nous transformer en contrôleur, en comptable ou en inspecteur des travaux finis, l’État a réussi à nous enlever le souffle de vie nécessaire à la révolte. Il est parvenu, comme le dit la sociologue Sezin Topçu, à « domestiquer la critique ».
Nous avons été pacifiés et neutralisés. Nos actions sont devenues de simples « coups de com’ » qui se « twittent » et se « likent » sur les réseaux. Quelques feux d’artifice dans une centrale, quelques banderoles déroulées devant une presse amorphe… Tout concourt au règne du spectacle.
Le nucléaire n’est pas seulement une énergie, c’est un ordre social
À défaut de rallier la population, le mouvement joue sur les peurs et les pulsions de mort : la menace terroriste sur les centrales, les risques sanitaires, etc. « Tchernobyl, Fukushima, c’est pour nous la prochaine fois ! » scandait ainsi, place de la République début novembre, un camarade quelque peu décrépi au milieu des passants impassibles, les yeux scotchés sur leurs smartphone, dans une sorte de passivité généralisée.
C’est que l’angoisse n’a jamais fait bouger les foules. La fatalité mine nos capacités d’agir. Elle brise nos rêves et nos espérances. Face au nucléaire, nous avons au contraire besoin d’opposer la vie et la joie. Notre rapport à l’existence fait d’autonomie, de simplicité et de convivialité.

Le nucléaire n’est pas seulement une énergie, c’est un ordre social. Un monde marqué par l’extractivisme, l’omniprésence de l’État, le règne de l’oligarchie, la militarisation… C’est contre ce monde qu’il faut se battre, contre sa volonté de faire de nous des bêtes sous contrôle, de nous déposséder de nos facultés d’agir et de penser.
Il est étonnant d’entendre si peu parler d’émancipation dans la lutte antinucléaire. C’est une profonde erreur qui nous emprisonne et alimente une forme d’entre-soi bourgeois.
Une autre chose nous limite et nous empêche de faire mouvement, c’est notre incapacité à retrouver une prise, notre difficulté à bloquer concrètement et physiquement la machine atomique. Il nous manque des batailles, un front où on puisse se dire : « Tout n’est pas plié d’avance, tout n’est pas vain. Nous pouvons stopper cette entreprise du malheur ».
Ce serait une erreur de croire que la lutte antinucléaire a été de tout temps timorée, sérieuse, austère, intellectuelle, pacifiste. Il existe aussi une histoire populaire de ce mouvement. Une histoire éruptive de villages et de territoires en révolte où se mêlait dans les manifestations toute une population en colère. Une plèbe ingouvernable.
« Des manières de vivre et de lutter joyeuses et offensives »
Souvenons-nous de Plogoff (Finistère) et des femmes de marins qui défilaient lance-pierre autour du cou en défiant les militaires ! Des ouvriers dans les Ardennes, à Chooz, qui manifestaient avec les autonomes parisiens contre les blindés de l’armée et la construction de la centrale. Des centaines de tracteurs à Neuvy-Bouin (Deux-Sèvres) contre le projet d’enfouissement de déchets radioactifs. Des milliers de personnes qui brûlaient leurs cartes électorales à Angers (Maine-et-Loire).
Il ne s’agit pas d’idéaliser une époque passée mais de voir que, à un moment donné, la lutte contre les infrastructures nucléaires a su rassembler bien au-delà des composantes associatives et écologistes. La lutte n’était pas abstraite et se menait contre la destruction d’un espace vécu, contre l’anéantissement de formes de vie rurale et paysanne.
Aujourd’hui, notre besoin est triple : il faut renouer avec une certaine forme de radicalité qui nous permette d’agir chacun à notre mesure, sans délégation à des experts ou à des professionnels du lobbying et de la mobilisation. Réencastrer notre lutte antinucléaire dans des combats plus larges et plus inclusifs en luttant contre « le nucléaire et son monde ». Enfin, il nous faut aussi trouver des brèches dans lesquelles nous pouvons nous engouffrer pour mettre en branle concrètement la machine atomique.
Tout est à reconstruire, à réinventer, c’est une tâche compliquée, mais enthousiasmante. Nous sommes à un basculement et le mouvement antinucléaire a besoin de ce sursaut pour continuer à s’épanouir.
Il existe partout en France des lueurs d’espoir, des tentatives précaires et fragiles de se réapproprier la question énergétique et nucléaire. À Bure, notamment, dans la Meuse, contre l’enfouissement de déchets radioactifs, se réinventent des manières de vivre et de lutter joyeuses et offensives. Il peut être intéressant de s’en inspirer pour donner au mouvement antinucléaire tout l’éclat qu’il devrait avoir.

- Bure, la bataille du nucléaire, de Gaspard d’Allens et Andrea Fuori, éditions Seuil-Reporterre, octobre 2017, 160 p., 12 €.