Les Gilets jaunes à Paris : « On ne cédera pas à la peur ! »

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Luttes Gilets jaunesSamedi 8 décembre, l’acte 4 des Gilets jaunes s’est heurté à un dispositif policier d’une ampleur inédite. A Paris, toute la journée, barrages, fouilles, charges des gendarmes ont entravé les manifestations. Gilets jaunes, étudiants, et collectifs des quartiers populaires sont pourtant parvenus à marcher ensemble, dans un nuage de lacrymos.
- Paris, reportage
Quelques manifestants sont agenouillés, main derrière la tête, poing levé, à l’angle du boulevard Haussmann et de la rue Le Pelletier. Ils font face à un barrage de gendarmes mobiles. « CRS, SS ! », « Posez vos armes, on n’a rien ! ». Pour l’acte 4 des Gilets jaunes, partout en France la vidéo choquante de l’arrestation des lycéens de Mantes-la-Jolie est devenue un symbole de résistance face à des forces de l’ordre de plus en plus nombreuses.

89.000 policiers et gendarmes déployés dans le pays, 8.000 à Paris, réquisition de toutes les unités mobiles supplémentaires – BAC, BRI, 12 blindés sur les avenues chics, plus de 2.000 interpellations et 1.700 gardes à vue… Le gouvernement a mis en œuvre un arsenal répressif inédit pour éviter de nouvelles images insurrectionnelles, tenter de reprendre le contrôle et donner le tempo.
Mais malgré les discours alarmistes du ministre de l’Intérieur sur le « monstre ultra-violent » auquel le mouvement aurait « donné naissance », plus de 10.000 personnes de tous horizons sont venues exprimer leur colère sur une grande partie de la capitale, entre les Champs-Élysées, Saint-Lazare, Saint-Augustin, Bastille, République, etc.
Postiers, lycéens et quartiers populaires avec les Gilets jaunes
À 10 h, les premiers gilets arrivent sur les Champs-Élysées après des fouilles. D’autres tentent d’envahir le périphérique vers Porte Maillot. Et à la gare Saint-Lazare, une nouvelle manifestation était appelée par le comité Justice pour Adama afin de continuer l’alliance entre mouvement social, quartiers populaires et Gilets jaunes. Le cortège qui s’élance vers 11h est plus massif que la semaine précédente : les postiers l’ont renforcé, mais aussi le syndicat du travail sexuel (STRASS), les lycéens, les étudiants de Tolbiac, de Paris-8 et d’autres facs, d’autres personnes des quartiers populaires. De nombreux Gilets jaunes qui ont été bloqués par des fouilles sur le chemin des Champs le rejoignent également.
Pour Youcef Brakni du comité Adama, ce deuxième pari est réussi. « On a déjoué leur stratégie de terreur médiatique. Ils cherchent à créer un ennemi intérieur, stigmatiser des “ultra-violents”, comme ils le font avec nous dans les quartiers populaires. » explique-t-il. « C’est une guerre de l’image : la vidéo des lycéens nous dit “Voilà ce qui peut arriver à vos enfants si vous continuez”. Mais c’est un échec : les quartiers sont là et le reste des gens aussi. On ne cède pas à la peur. »

Arnaud, technicien de maintenance, est venu de Bergerac (Dordogne) avec d’autres amis. « On est de plus en plus nombreux à venir. La peur qu’entretient l’État ne me touche pas. Je ne regarde plus la télé, les informations sont censurées, les médias manipulés. »
La rhétorique du gouvernement divisant le mouvement entre Gilets jaunes « raisonnables » et « radicalisés », entre les « casseurs » et les autres, le laisse de marbre. « Les soi-disant “Gilets jaunes libres et modérés” ne représentent qu’eux-mêmes. Et puis la journée je ne vois pas de casseurs : je vois des Gilets jaunes énervés. On n’est pas des moutons. En 68, il s’est passé quoi ? Ils ont oublié les voitures en barricades et les montagnes de pavés ? »

Claire, fonctionnaire territoriale venue des Mureaux (Yvelines), est sur la même ligne. « Le gouvernement veut monter les gens les uns contre les autres mais c’est une révolte du peuple. On ne fait pas une révolution avec la fleur au fusil : on est assimilés aux casseurs ? Tant pis, il faut qu’on assume. » Dans ce cortège où résonne les « Ah, anti, anticapitaliste » et les « Tout le monde déteste la police ! » , ils trouvent « l’ambiance géniale ». « Il faut arrêter cette paranoïa télévisuelle qui vise à faire peur. »
« Maintenant les violences policières sont visibles massivement »
L’ambiance est pourtant bien différente de la semaine précédente. Dés le départ du cortège, beaucoup de forces de police sont présentes. Les vitrines de la plupart des magasins sont murées de contreplaqués ou de tôles. « On dirait un état de siège » murmure un manifestant. Peu après le début de la manifestation, une partie du cortège est prise en étau près de l’Opéra entre plusieurs barrages massifs.
« La semaine dernière à cet endroit il y avait des policiers à cheval : cette fois ce sont des blindés ! » s’exclame une autre. Les lignes policières, bien plus épaisses que samedi dernier, semblent infranchissables : les dizaines de camions sont renforcés par des canons à eau, étayés par des blindés de la gendarmerie. En arrière-plan, les policiers mobiles, brassard orange, casque et matraque, sont prêts à fondre dans la foule pour faire des arrestations ciblées.
Après une demie-heure, le cortège se remet en marche et rattrape la tête sur le boulevard Haussmann. Cette fois, son rythme est moins scandé par la fanfare que par les gazages de la ligne policière à l’arrière qui cherche à disperser le cortège au plus vite. « Tournez à gauche ! », « Par là, ils arrivent ! ». Dans la confusion les manifestants courent, s’engouffrent dans les rues parallèles, rejaillissent plus loin.

Arnaud a beau être venu avec un drapeau blanc « pour rappeler que les forces armées ne doivent pas tirer sur les civils », les gaz qui suivent le cortège n’en ont cure. « On se croirait en guerre. La première violence vient d’eux. »
Vers les Grands Boulevards, à 13 h 30, les premières poubelles sont vidées sur la rue, les corps s’échauffent malgré le canon à eau qui se met en marche. Quelques projectiles sont tirés mais, ici comme sur les Champs-Élysées ou à République l’intensité reste modérée. En interpellant préventivement des centaines de personnes venues avec du matériel plus lourd, le gouvernement a sans doute réussi à éviter des scènes d’affrontements durs.
Mais il a aussi marqué les esprits en interdisant à certains manifestants de se protéger. « Zézette », Gilet jaune venue du 77 avec ses amis, et fouillée aux abords des Champs, n’en revient pas : « Ils nous ont saisi nos lunettes de protection, notre sérum physiologique, nos masques. Même les trousses de secours ! Ils veulent nous rendre vulnérables à leurs lacrymos ! On n’a même plus le droit de manifester ! » À côté d’elle son ami acquiesce, mais précise : « Ce n’est pas une manifestation, c’est une révolte. Le peuple se donne un point de ralliement et on se débrouille. »

Un peu plus loin dans le cortège, entre deux charges policières, Édouard Louis, écrivain et membre du comité Adama, veut croire que « ce déchaînement policier énorme rend visible la violence que vivent les cités depuis longtemps. » Pour lui, cela révèle « un vrai mouvement de panique des classes dominantes, qui prouve que ce mouvement porte une opposition populaire réelle. »
« On est comme dans une corrida, enfermés par les barrages policiers, traqués comme des bêtes »
13 h 45, nouveau gazage massif. Dans la spontanéité le cortège se scinde en deux, une partie vers République et le centre-est de Paris, l’autre prenant le boulevard de Sébastopol en scandant « Et la rue elle est à qui ? Elle est à nous. » Quelques manifestants tentent de poser des blocs de chantier sur la route. Une dame passe en pointant du doigt « Regardez, ce sont des casseurs ! ». Un autre lui répond « Mais non, dites pas de bêtise, ils bloquent juste la circulation ! »
« Attention, il y a encore des gendarmes au bout de l’avenue », dit un manifestant en pointant les gyrophares bleus au loin. Ce qui reste du cortège s’engouffre vers les Halles, puis vers Concorde, en laissant de nombreux manifestants en route.

« Ils font exprès de nous diviser, de nous bloquer. » constate Arthur. Ce jeune ingénieur, très engagé dans la lutte contre le GCO (Grand contournement ouest), est venu de Strasbourg avec son père Richard, enseignant, qui manifeste pour la première fois : « On a été parqués toute la matinée sur les Champs, fouillés, sans pouvoir sortir alors qu’ils nous gazaient. On se sent un peu comme dans les corridas, enfermés par les cordons policiers, traqués comme des bêtes ! »
Au bout d’une des rues, dix policiers à cheval semblent arriver sur les quelques grappes de manifestants. Un mouvement de recul s’esquisse vers la place des Halles. Mais ils partent dans une autre direction. Puis une quinzaine de fourgons de gendarmes mobiles passent, escortant un blindé, toutes sirènes hurlantes, vers Concorde – où le reste du cortège se dirige.
La position statique autour des Champs version « fan-zone » de la semaine dernière est oubliée : toute la journée, Paris est un étrange ballet bleu. Coincés entre barrages, gazages, fouilles, et détachements mobiles, les manifestants s’adaptent, se disloquent, se perdent, puis se retrouvent à nouveau : les cortèges sont plus semblables à des essaims mobiles que des tracés préparés.
Près de Rivoli, un groupe d’amis en gilets jaunes venu du 93 font le point, un peu isolés. « C’est décourageant que les flics nous bloquent, nous fouillent. On ne peut pas manifester comme la semaine dernière. Je ne sais pas si on pourra être à Paris samedi prochain. » dit l’un. « Mais non, ça ne nous décourage pas ! Le mouvement ne meurt pas, mais il faut repenser les stratégies ! » rétorque son ami.

Pas le temps de poursuivre : dans leur dos, rue Saint-Honoré, une clameur retentit. 2.000 personnes sorties d’on ne sait où –- sans doute un morceau de la manif de Saint-Lazare — convergent vers Concorde. Fanfare et slogans résonnent dans la rue étroite. « Étudiants, Gilets jaunes, même Macron, même combat », crient des étudiants de Paris-8 en lutte contre la hausse des frais d’inscription des étudiants étrangers. Eux n’ont pas encore adopté le gilet jaune mais portent un carré rouge sur leurs manteaux, « comme le mouvement du Printemps Érable au Québec en 2012, qui a fait tomber le gouvernement », explique Momo, en master de sciences politiques.
Vers 15 h, après un passage rapide au barrage de Concorde, le cortège remonte vers Madeleine et Saint-Augustin. « Apparemment ça chauffe autour des Champs ! », « Une voiture en feu rue de Courcelles ! », « Il y a une autre manifestation vers République, aucun flic à l’horizon ! » Les infos circulent, parfois déformées ou trop tard, car tout va très vite.
« Les blindés dans les rues c’est un aveu de faiblesse : Macron doit partir. »
Vers 16 h 30, la situation se tend entre Saint-Augustin et Madeleine. La nappe de manifestants qui s’y est mélangée est coupée en deux et plongée dans les gaz. Jean, 85 ans, tousse et tente de reprendre son souffle. Cet habitant du quartier n’a « jamais vu ça. » « En 68 j’avais 24 ans, je n’étais pas dans les manifestations. Mais Macron doit partir : mettre des blindés dans les rues contre son peuple, c’est un aveu de faiblesse. »
Ces 12 blindés ont été utilisés en contexte post-colonial, sur l’île de la Réunion par exemple, mais aussi lors des émeutes de banlieues en 2005. La dernière fois, c’était en avril 2018 lors des opérations d’expulsion de la Zad de Notre-Dame-des-Landes.

John, qui y vit, est venu en solidarité – tandis que d’autres zadistes sont à la marche pour le climat. « Voir ces blindés sur les avenues chics six mois après les avoir vu sur les chemins boueux de la Zad en dit long sur le niveau de conflit auquel le gouvernement fait face. » En Loire-Atlantique, des habitants de la Zad interviennent avec leur réseau de ravitaillement paysan à Saint-Nazaire à la Maison du peuple et aux ronds-point bloqués. « Certains disent “merci d’avoir expulsé la ZAD, vous l’avez mise sur les Champs et partout en France !” »
À mesure que la nuit tombe, la confusion et la tension progressent. Vers 17 h, on entend « ça s’affronte vers le boulevard Haussmann ! ». Là-bas, difficile d’avoir une idée claire de la situation. Le bruit sourd de vitrines éclatées retentit tout au long de l’avenue. Un magasin de vêtements est pillé, ses mannequins gisent sur le boulevard. Pour la pose, des manifestants hilares l’affublent d’un gilet et lui lèvent le poing.
Mêmes scènes confuses vers Saint-Lazare : des barrages de CRS sont positionnés en plein milieu des rues. Derrière, les policiers mobiles foncent sur des petits groupes de jeunes pour les interpeller. D’un coup dans une rue adjacente, près d’une vingtaine de véhicules de police arrivent, se garent, et les policiers qui en sortent se jettent au hasard sur des manifestants à la traîne, au beau milieu des passants. Une jeune fille est contrôlée et fouillée en plein milieu de la rue, entourée par 25 policiers. « Vive la démocratie ! » crie-t-elle, avant d’être finalement relâchée. « Attention, ils vont continuer de se disperser dans les rues » dit un gilet. Le ballet bleu continuera jusque tard dans la nuit.

En fin de cette journée, certains manifestants parqués sur les Champs-Élysées, ou dispersés, n’ont pas l’impression d’avoir pu s’exprimer. D’autres n’ont vu aucune force de l’ordre de leur après-midi : « Tout l’ouest était protégé, les vitrines murées. Mais vers République et Hôtel de Ville et plus loin dans l’est il n’y avait plus rien. Ils ne le diront pas aux médias mais, même s’il était gigantesque, leur dispositif a été débordé. Ils ne peuvent plus tout suivre ! » D’autres encore, veulent « attendre le discours de Macron » en début de semaine.
Mais tous le disent, si rien ne bouge, quel que soit le dispositif policier et l’intimidation du gouvernement, ils continueront. L’acte 5 est déjà annoncé sur les réseaux sociaux.